L'idiote
de Ango Sakaguchi

critiqué par Eric Eliès, le 2 décembre 2017
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Deux nouvelles, au ton dur et âpre, dans le Japon agonisant sous les bombes
Ce recueil est composé de deux nouvelles (dont la deuxième est très courte), qui mettent en scène des anti-héros marginaux englués dans les horreurs du Japon de la seconde guerre mondiale. Même si le contexte des récits peut faire songer à Kawabata, qui a aussi beaucoup écrit sur l’effondrement du Japon traditionnel et sur la solitude des êtres, les textes de Sakaguchi se caractérisent par l’âpreté de la langue et des situations. Il y a quelque chose de terriblement radical dans la dureté des sentiments, comme une sorte d’atroce indifférence par absence d’empathie aux souffrances de l’autre. Dans un monde où l’horreur est quotidienne, chacun survit davantage qu’il ne vit. Les personnages de Sakaguchi ont conscience d’être des ratés mais ils restent partagés entre le renoncement, qui se traduirait par un abandon à une vie quasi-animale, et le désir, purement égoïste, de fuir hors d’une société dénuée de sens et n’offrant aucune issue vers le Beau. En ce sens, la guerre est, paradoxalement, vécue comme une chance de rédimer le monde et de le régénérer. Sakaguchi est d'ailleurs connu au Japon pour son cri de révolté lancé en 1946 dans son essai "Traité de la déchéance" : " Le Japon a perdu, l'éthique des guerriers est morte mais, de cette matrice de vérité qu'est la déchéance, sont enfin nés des êtres humains. Vivons ! Tombons ! "


Dans la première nouvelle (qui donne son titre au recueil), un jeune journaliste nommé Izawa se méprise de gâcher son art à des reportages de propagande. Il vit dans une ruelle sordide d'un quartier populaire où s’entassent pêle-mêle hommes et animaux. Sa cabane est dominée par des immeubles délabrés, peuplés d’hommes et de femmes (la plupart des prostituées) obsédés par leur survie. La folie, les accès de violence et les saouleries sont des exutoires ordinaires… La nouvelle est écrite à la 3ème personne dans un style nerveux épousant le monologue intérieur d’Izawa, qui assiste, dans un mélange de peur et de jubilation, à l’effondrement du Japon sous les bombardements de l’aviation américaine.

La guerre. C’était drôle mais il n’y avait pas plus saine amnésie. L’incroyable pouvoir destructeur de la guerre, son ahurissante capacité à bouleverser l’espace – en une journée, ça vous chambardait tout comme en cent ans d’histoire ; un évènement ancien d’une semaine semblait vieux de plusieurs années et ce qui datait d’un an était déjà loin, enseveli dans le tréfonds le plus obscur de la mémoire. A peine quelques jours plus tôt, à proximité de chez lui, un certain nombre de routes et de bâtiments aux alentours des usines avaient sauté et tout le quartier avait évacué les lieux dans la poussière d’un affolement fébrile ; et alors qu’on n’avait même pas déblayé les décombres, toute cette fièvre était déjà loin, presque oubliée, et dès le lendemain, on regardait l’énorme bouleversement qui avait radicalement modifié la physionomie de la ville comme un paysage parfaitement normal.

Izawa méprise tous ses pairs, notamment les journalistes, écrivains et cinéastes qui se considèrent comme des artistes mais n’ont aucun souci du beau. La rupture viendra d’une femme. Dans une maison proche réside un couple, que le voisinage surnomme "le fou et l’idiote" tant l'homme semble impulsif et tant la femme semble incapable de la moindre action ordinaire, pas même de faire la queue avec un ticket de rationnement, et se montre apeurée de tout jusqu’à la tétanie… Un jour, la femme se réfugie chez Izawa, qui décide de l’abriter et de la cacher. Il méprise cette femme stupide, qu’il considère juste comme un corps (comme si elle était une larve d’être humain) mais, en même temps, il est troublé par ce corps féminin. Lorsque le quartier est bombardé, ils fuient ensemble dans l’affolement des sirènes et du brasier qui ravage les maisons. L’auteur parvient avec un grand talent à retranscrire le mélange de peur et de haine, d’exténuation et d’obstination acharnée à vivre malgré tout, qui étreint ces deux êtres qui courent éperdument en s’extirpant de la foule, au milieu des ruines dévorées par les flammes…

La deuxième nouvelle, intitulée « Je voudrais étreindre la mer », ne fait qu'une quinzaine de pages. Elle met en scène un couple dans l’immédiat après-guerre. L’homme a épousé une ancienne prostituée, qui se donne encore à tous, comme par habitude de son ancienne vie, mais ne jouit jamais. Il aime le corps de son épouse, très belle, mais en même temps il la méprise pour sa frigidité et la trompe avec de nombreuses amantes occasionnelles. Elle est une femme impulsive, qui aspire à la liberté (elle part fréquemment en bicyclette pour des randonnées frénétiques dont elle rentre couverte d’ecchymoses à cause de ses chutes à grande vitesse) et pense que son époux la hait et désirerait une épouse convenable. Un jour, tandis qu’ils se promènent tous deux sur la plage un jour de tempête, l’homme observe sa femme dont le corps souple, tandis qu’elle ramasse des coquillages, s’harmonise avec la houle, et voit, dans une espèce d’hallucination délirante, une vague gigantesque l’emporter au loin… La mer devient alors pour lui le symbole de l’amante idéale.

Je restais ébloui par la grandeur de la fantaisie de l’eau qui, creusant une vaste et profonde vallée de jade sombre s’était enflée et élevée pour, l’espace d’une seconde, cacher la femme dans la gerbe de ses embruns. J’avais vu un corps encore plus impitoyable, plus insensible, plus souple que celui de la femme. Quel jeu immense et grandiose que celui-ci !