Le Livre des livres
de Marc-Antoine Mathieu

critiqué par Shelton, le 19 novembre 2017
(Chalon-sur-Saône - 68 ans)


La note:  étoiles
Du Marc-Antoine Mathieu, tout simplement !
Marc-Antoine Mathieu est un auteur atypique mais une fois cette affirmation énoncée, nous ne sommes pas plus avancés. Atypique, cela signifie tout et son contraire et donc il va bien falloir trouver d’autres arguments pour présenter son nouvel ouvrage, Le livre des livres…

Depuis qu’il fait de la bande dessinée – j’ai l’impression que c’est depuis toujours – Marc-Antoine Mathieu s’est appliqué à explorer toutes les formes de narration graphique, tous les éléments constitutifs de la bande dessinée, toutes les spécificités de ce récit complexe et hybride mêlant dessin et texte…

Parfois, la forme ou l’exercice prennent le dessus sur le fond – l’histoire – mais reconnaissons que dans la majorité des cas l’auteur nous offre d’abord une histoire et dès que cette dernière est ingurgitée le lecteur réalise qu’il vient de participer à une expérience de l’auteur… Ainsi en fut-il de la lecture des albums Le début de la fin/La fin du début, Le décalage, 3”, S.E.N.S…. Mais plus le temps passe, plus les albums deviennent profonds, graves, humains… Un peu comme si la devise de Marc-Antoine Mathieu était toujours plus loin, toujours plus haut, toujours plus profond, toujours plus humain… Avec Otto, l’homme réécrit et, maintenant, Le livre des livres, une nouvelle étape semble en construction, pas une phase ultime car Marc-Antoine Mathieu n’est pas à la fin de sa vie, de sa carrière ou de son œuvre !

Le livre des livres en choquera certainement plus d’un, chacun y allant de son petit commentaire comme cela arrive régulièrement lors d’une performance ou d’une exposition d’art contemporain… La première surprise vient du contenu lui-même car il s’agit d’un recueil de couvertures d’ouvrages qui n’ont jamais existé. Peut-être parce que l’on n’a pas eu le temps de les écrire et dessiner, parce qu’ils se sont perdus, parce qu’ils ont brûlé… Du coup, pour chaque ouvrage, nous voilà avec une couverture et une quatrième de couverture… Rien d’autre, et pourtant c’est déjà énorme !!!

Car il y a du graphisme, du texte, de l’humour, du sérieux, du suspense, du jeu, de la philosophie, de la citation, de la poésie, de la tendresse et beaucoup d’humanité… On retrouve-là tous les auteurs qui ont compté pour Marc-Antoine Mathieu, tous ses thèmes de prédilection, toute l’absurdité de la vie humaine…

En même temps, comme il nous l’a dit lors de l’interview, si la vie humaine n’avait pas une bonne dose d’absurde, il n’y aurait pas d’art, pas de création, pas de livres…

Marc-Antoine Mathieu fait le pari que les lecteurs auront le courage et l’envie de s’offrir et d’offrir un livre cartonné, un objet atypique et ce clin d’œil… J’ai envie d’y croire aussi et je pense que cela pourrait faire un très beau cadeau de Noël pour tous ceux qui aiment les ouvrages conceptuels et contemporains… Ce serait un peu comme une œuvre d’art qui entrerait chez vous…

Quant à ceux qui comme moi aiment Marc-Antoine Mathieu et ses livres depuis longtemps, voici le livre que vous attendiez sans jamais vous le dire clairement, celui qui va éclairer tous les autres, qui va donner du sens… le fameux S.E.N.S. qui lui est si cher…

L’exposition chez Huberty & Breynes Gallery à Paris vous montrera ces fameuses couvertures et elle est en place jusqu’au 16 décembre ! Même si vous ne pouvez pas vous les offrir, allez au moins les voir !

Un véritable coup de cœur à partager !
Des histoires en gestation 8 étoiles

De nouveau, Marc-Antoine Mathieu parvient à surprendre là où on ne l’attendait pas. Avec cet objet, peut-être encore moins identifiable que d’habitude car ce n’est pas une BD, mais plutôt une suite de couvertures – et de quatrièmes de couverture - de livres imaginaires, dont la narration reste à inventer. Une démarche audacieuse qui va obliger le lecteur à participer activement au projet, si tant est qu’il prenne plaisir à faire fonctionner ses neurones mais aussi son imagination. Une fois l’accord tacite conclu avec ce dernier, car il faut dire que certains risquent d’être rebutés. Toutefois, ceux qui connaissent et apprécient Marc-Antoine Mathieu seront plus enclins à tenter l’expérience. Car ce dernier est joueur, souvent facétieux, et aime à perdre le lecteur dans des dédales métaphysiques vertigineux. Parfois, cela tient du chef d’œuvre (« Julius Corentin Acquefacques »), parfois de l’exercice de style alambiqué (« 3 secondes »), mais dans tous les cas, c’est toujours expérimental, Mathieu étant un adepte déclaré de la philosophie oubapéenne. Et comme l’auteur sait qu’il est exigeant dans le fond, il n’oublie jamais d’être ludique sur la forme, tout en faisant également preuve d’un talent narratif et graphique mêlant fantastique, absurde et humour. On peut le dire, Marc-Antoine Mathieu respecte son lectorat et avec lui, c’est donnant-donnant : il exige beaucoup dudit lectorat, quitte à paraître parfois élitiste, mais en contrepartie cherche à l’entraîner dans ses mondes parallèles sans l’importuner avec un pensum intello indigeste pour le commun des mortels. Et après tout, c’est bien à cela que devrait servir la BD, outil pédagogique par excellence.

Alors que nous disent ces couvertures et quelles histoires non encore écrites pourraient-elles renfermer ? « A toi de voir, cher lecteur ! » nous enjoint MAM, non sans une certaine malice. Avec cet « ouvroir de BD potentiel » pour le moins radical, l’auteur confirme son côté poète facétieux, avec comme terrain de jeu une imagination sans bornes, ou alors la borne du 1000ème degré… Il est possible que certaines références assez pointues – beaucoup plus que tout ce qu’il a pu faire auparavant - échappent au lecteur lambda. L’ouvrage en est truffé et il faut parfois les chercher comme on chercherait des œufs de Pâques dans un jardin. En toute logique, on découvrira alors qui sont ses « frères d’âme », parmi lesquels Borges, Philippe K. Dick, Ionesco, Escher, Peeters et Schuiten, des écrivains et artistes dont l’univers est proche de l’auteur… Cela reste parfois plus accessible mais conduit toujours à une sorte de vertige, comme souvent avec Mathieu. Jeu avec les mots ou les images, ce dernier utilise tous les registres à sa disposition, et certains lui reprocheront peut-être d’avoir voulu uniquement se faire plaisir. D’un autre côté, on peut envisager l’objet, certes ultra-hybride, comme une invitation à la curiosité, à la connaissance et à l’imagination. Car comme le résume assez bien une des couvertures (« Le moteur du doute »), MAM n’impose aucune vérité, aucune certitude, et à l’aide d’un humour subtilement caustique, se moque aussi - du moins croit-on le percevoir – du verbiage présomptueux de certaines prétendues têtes pensantes ou de ceux qui veulent faire du neuvième art un domaine d’études académiques.

Restant fidèle au noir et blanc, Marc-Antoine Mathieu confirme également son talent de dessinateur, avec une démarche plus artistique ici, faisant ressembler « Le Livre des livres » à un Beau livre formidablement poétique… qu’on pourra idéalement compulser dans les toilettes (honni soit qui mal y pense), permettant qui plus est de transcender avec élégance la fonction initiale appropriée pour ce lieu. Bande dessinée ou pas, peu importe, ce livre s’inscrit bien dans la lignée des expérimentations de son auteur qui semble ainsi vouloir échapper à tout classement. En tout cas, une œuvre atypique dont chaque page est en toute logique cartonnée, à conseiller pour quiconque serait en panne d’idée cadeau.

Blue Boy - Saint-Denis - - ans - 30 décembre 2017