Poèmes sur le désastre de Lisbonne, et sur la loi naturelle , avec des préfaces, des notes, etc.
de Voltaire

critiqué par Numanuma, le 8 novembre 2017
(Tours - 50 ans)


La note:  étoiles
Irreductible Voltaire
Comment Voltaire peut-il être encore présenté ? Né François-Marié Arouet en 1694, il décède à Paris le 30 mai 1778. Contes, poèmes, pièces de théâtres, pamphlets, articles, romans, graphomane protéiforme, il n’est guère de genre qu’il ne visite. La renommée de Voltaire, sa force de travail, la variété de ses œuvres, ses dons de polémistes en font quasi un contre-pouvoir à lui seul.
Ce poème est une des illustrations de l’attitude intellectuelle de Voltaire : interpeller, témoigner et intervenir. Ce sont les 3 piliers qui ont menés sa vie de penseur. Le texte est également à l’origine de la brouille avec Rousseau. Rappelons que Voltaire se considère comme déiste, c’est-à-dire qu’il croit en un Être suprême dont l'existence et la nature peuvent être déterminées par les facultés naturelles de l'homme, ce qui diffère sensiblement de la définition de Furetière : "homme qui n’a point de religion particulière, mais qui reconnaît seulement un dieu, sans lui rendre aucun culte extérieur."
Un pasteur de Genève demanda à Rousseau d’écrire une réfutation des thèses développées par Voltaire dans le poème. Rousseau s’exécuta dans sa Lettre sur la Providence, du 18 août 1756, dans laquelle il utilise un bien curieux argument en accusant l’urbanisme d’être responsable du grand nombre de victimes. La réponse de Voltaire viendra plus tard, en 1759, avec la publication de Candide.
Le désastre dont parle Voltaire, c’est le tremblement de terre qui a détruit Lisbonne le 1er novembre 1755, jour de la fête catholique de la Toussaint. On pense que le nombre des victimes va de 50 000 à 70 000, pour une ville de 275 000 habitant. Les paléo-sismographes ont estimé que ce tremblement de terre peut être situé à 8 ou 9 sur l’échelle de Richter.
Ce texte prend position contre la théorie de la théodicée de Leibniz. Quelques informations sur cette théorie : partant du principe que Dieu est bon et tout puissant, qu’il a choisi ce monde parmi une infinité de possibilité, alors ce monde est le meilleur des mondes possibles car il possède plus de bien que de mal. Et ce mal fait partie de la combinaison optimale des éléments qui composent le meilleur choix divin possible. Ainsi, Dieu, tout omnipotent qu’il soit, ne pouvait rendre ce monde meilleur d’une manière sans le rendre pire d’une autre.
Voltaire a choisi d’utiliser la forme classique, l’alexandrin à rimes plates, pour évoquer un événement qui ne l’est pas du tout. Le recours à ce type de rimes est cohérent puisqu’elles ne délimitent pas une structure récurrente. Or, le poème n’est structuré qu’à minima, par des strophes de longueurs variables, marquées par un alinéa. On constate que Voltaire use d’une construction rhétorique classique, les 3 premiers vers formant un exorde, le reste de l’extrait constituant la narratio.
Il faut, pour en bien comprendre l’enjeu, rappeler le titre complet : Poème sur le désastre de Lisbonne ou examen de cet axiome : « Tout est bien ». En effet, si la première partie du titre laisse entrevoir un tableau plein de compassion, la seconde est bien plus polémique puisque l’axiome en question correspond aux travaux de Leibniz, notamment son Essais de Théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l'homme et l'origine du mal publié en 1710, dans lequel il explique que le monde réel est le meilleur de tous les mondes possibles, comme indiqué en introduction.
Rappelons que le mot axiome est un emprunt de la Renaissance au latin axioma, qui désigne « ce qui est convenable, ce qui vaut, ce qui mérite, ce qui est valable, ce qui est jugé digne ».
Voltaire va s’attacher à démontrer que la thèse de Leibniz, selon laquelle ce monde est le meilleur de tous les mondes possibles, et que cela doit nous conduire à l’optimisme, n’est pas tenable, la quantité de souffrance en ce monde étant trop importante pour justifier un quelconque optimisme.
Les vers 1 à 3 sont une interpellation à l’humanité toute entière, comme l’indique l’utilisation du substantif « mortels ». Le poème s’ouvre sur 3 apostrophes introduites par l’utilisation de l’interjection « O » et les 3 vers sont terminés par un point d’exclamation. La présence de l’adjectif « inutiles » au début du vers 3 suggère que les hommes entretiendraient leurs malheurs.
L’utilisation de ces divers effets, associés à l’utilisation de l’alexandrin, inscrivent le poème de Voltaire dans la tradition de la tragédie, car, en effet, c’est bien d’une tragédie qu’il s’agit, aussi bien dans le ton que dans la forme. Au point que les verbes pour le dire deviennent inutiles. Ce qui s’exprime, c’est la rage sincère du philosophe impuissant devant l’action indifférente de la nature, incompréhensible pour l’homme.
Aucun verbe d’action ni d’état, pour reprendre la classification de la grammaire française, ne sauraient dire l’indicible. Alors Voltaire s’en passe. La sensibilité de l’homme domine l’esprit du philosophe.
Les apostrophes, ajoutées à la forme exclamative des vers, expriment le pathétique de la scène. Avant de frapper les yeux, Voltaire veut frapper les esprits, préparer les hommes à la description d’une catastrophe naturelle devant laquelle l’humanité, malgré ses prières, ses suppliques, les progrès de ses sciences, malgré ses « inutiles douleurs » ne peut rien. A ce moment du poème, Voltaire n’est pas encore polémiste. Il est juste un homme touché par le destin tragique d’autres hommes. Plus que les esprits, il vise les cœurs, cherche à les inclure dans le drame de Lisbonne. Voltaire utilise le tragique, le pathétique, pour être un homme parmi les hommes.
Le ton change dès le vers 4, qui constitue le moment clef de cet extrait. « Philosophes », le substantif est donné dès l’entrée du vers. Il s’agit une nouvelle fois d’une apostrophe mais le ton a changé. Les philosophes en question sont « trompés », ils sont dans l’erreur. Voltaire plante ses premières banderilles.
On peut s’interroger sur l’origine de la tromperie. Les philosophes en question sont Leibniz et ses disciples, comme Pope, ceux qui adhèrent à la conception optimiste de la vie. Ont-ils été trompés par les thèses de Leibniz ou se sont-ils aveuglés eux-mêmes ? Pire encore, sont-ils des trompeurs à leur tour ?
Le verbe tromper implique la diffusion volontaire d’une idée erronée. Un philosophe, ami de la sagesse et donc de la vérité, ne saurait dispenser des erreurs or, c’est précisément l’accusation que porte Voltaire non seulement à l’encontre de Leibniz mais aussi de ses suiveurs qui ont propagé à leur tour une philosophie trompeuse. La présence, avec le recours au discours direct, de l’axiome « tout est bien », indiqué dans le titre, ne laisse planer aucun doute. Voltaire a choisi sa cible et ses flèches sont prêtes.
Les vers 5 à 12, marqués par l’utilisation de l’impératif et du présent permettent à Voltaire de dresser un tableau saisissant qui rappelle les ruines de Pompéi ou Herculanum. Grâce à cette hypotypose, le lecteur marche au milieu des ruines et des cadavres, il sent l’odeur du sang et il entend les cris de douleur. Le drame se déroule sous ses yeux. Il n’a pas le temps de respirer. Déjà les anaphores s’accumulent dans une seule phrase : ces, ces, ces… Voltaire veut impressionner, troubler et faire réfléchir, quitte à exagérer : il est peu probable que Lisbonne eut été construite de marbre (vers 8) et les infortunés ne furent pas cent mille. Il faut horrifier le lecteur, leur forcer à contempler une scène qui ne s’explique pas, comme l’indique les éléments opposés vers 7 « l’un sur l’autre entassés » et « dispersés » au vers 8.
Le choix de l’utilisation du verbe « contempler » est intéressant car le mot possède une double acception. Il possède un sens physique, celui de « regarder attentivement ». Ce sens est présent dans le texte grâce à de nombreux termes qui mettent en jeux les sens du lecteur : « contemplez », « spectacle effrayant », la vue, « cris », vers 13, l’ouïe, « cendres », l’odeur du feu. Le lecteur est au spectacle. Voltaire lui montre du doigt où regarder. Mais ce n’est pas un spectacle digne de l’homme que celui du chaos. Et ce n’est pas une bonne conclusion pour le philosophe de dire que « tout est bien ».
Grâce à l’emploi imagé du verbe, qui signifie également « considérer attentivement par les yeux et par la pensée, qui peut s’appliquer au philosophe, mais qui possède également une connotation mystique, puisque ce qu’il faut contempler, ce sont les choses divines, Voltaire nous donne à voir l’œuvre d’un dieu arbitraire.
L’utilisation de l’article « lamentables » s’inscrit dans le même système de double sens. Certes, les habitants de Lisbonne ont bien sujet de se lamenter, mais se lamenter de quoi ? De ce qu’il leur est arrivé ou de ce qu’ils se croyaient à l’abris de la fureur divine ? La définition de Furetière est plus évidente : "qui mérite d’être plaint ou pleuré, qui excite la compassion."
A l’époque, le Portugal est un pays très profondément catholique et le fait que cette catastrophe arrive un jour saint suscita de nombreuses interrogations. Les bâtiments religieux, pleins de fidèles regroupés pour la messe, ne furent pas plus épargnés que les bâtiments profanes, et théologiens et philosophes furent bien en peine de trouver une explication rassurante à cette catastrophe.
Mais les lisboètes méritent d’être plaints et pleurés. Ils méritent la compassion, ils méritent que l’on souffre avec eux.
Voltaire va donc utiliser cette scène d’Apocalypse pour servir sa position intellectuelle. Pour lui, il est impossible de dire tout est bien dans le meilleur des mondes, et l’exemple de Lisbonne n’est que la plus triste illustration.
Les vers 13 et 14 sont une reprise de ce que Voltaire vient de décrire. C’est un tableau qui refait appel aux sens, ici principalement l’ouïe, avec « cris demi-formés », dont « voix expirantes » est l’anaphore, puis par l’utilisation de « spectacle effrayant », qui vient amplifier le malaise qui transparaît dans le poème. Ces deux vers forment une sorte de transition qui permet à Voltaire d’amorcer, à partir du vers 15 et jusqu’à la fin de l’extrait, une série de questions rhétoriques, qui seront comme autant de contre arguments à la position optimiste de Leibniz.
Le vers 15 débute par une interrogation posée au futur : « Direz-vous », qui sera reprise par anaphore au vers 17. Il faut lire cette question, volontairement atténuée dans sa formulation, de la manière suivante : « oseriez-vous dire », « irez-vous jusqu’à dire » ? L’utilisation anaphoriques du pronom personnel « vous » permet à Voltaire de rappeler les « philosophes » du vers 4, à qui est destinée la question, qui ont accouru et contemplé le « spectacle effrayant ». Voltaire les fait oblige à penser après avoir été obligés de regarder le chaos de Lisbonne, Voltaire les presse, par le recours au style direct.
Avec ce pronom « vous », Voltaire trace implicitement une ligne de démarcation entre ces philosophes dont la doctrine est cohérente tant que l’on n’est pas touché par le malheur, et un « nous » regroupant les êtres humains, sensibles et compatissants, auxquels, bien évidemment, il s’associe.
La première question sous-entend qu’un Dieu « libre et « bon » ne saurait commettre de tels actes car alors, il ne saurait être bon. Avec la seconde question, Voltaire, en insérant entre le début que la question « Direz-vous » et l’assertion « Dieu s’est vengé… », l’expression « amas de victimes », pratique l’amplification pathétique, et réfute par avance un argument qui aurait pu être donné par les philosophes : si Dieu a fait ce qu’Il a fait, il doit avoir une bonne raison. Mais cette raison n’est connue que de Lui. Ses voies sont « impénétrables ».
Voltaire empêche les adeptes de Leibniz de répondre. Il reprend le mot « crime » et demande « quelle faute ont commis ces enfants » ? En prenant le mot crime au singulier cette fois, Voltaire le fait passer dans une dimension métaphysique. Il ne s’agit plus d’une série de crimes humains, identifiables et punissables par la justice humaine ou divine, il s’agit de l’idée du crime, de son concept. Or, quoi de plus étranger à cette notion que les enfants, images de la pureté ?
On pourrait même, en associant les vers 19 et 20 au vers 14, dire que ces enfants morts ont déjà connu leur Purgatoire : « cendres fumantes » pouvant évoquer ce lieu, présenté depuis le Concile de Florence en 1439, comme constitué d’un feu purificateur.
En fait, Voltaire feint de donner la parole à ses adversaires. C’en est même salutaire pour eux : ils ne feraient que prouver l’injustice de la chose. Il ne cherche pas à convaincre. Son poème n’est pas un argumentaire, il n’use pas de raison, il cherche à persuader. Ce qui explique l’utilisation d’un registre tragique : « « expirantes » vers 13, « victimes » vers 17, « mort » vers 18 ou encore « écrasés et sanglants » vers 20.
Voltaire va donc utiliser cette scène d’Apocalypse pour servir sa position intellectuelle. Pour lui, il est impossible de dire tout est bien dans le meilleur des mondes, et l’exemple de Lisbonne n’est que la plus triste illustration.
Les vers 13 et 14 sont une reprise de ce que Voltaire vient de décrire. C’est un tableau qui refait appel aux sens, ici principalement l’ouïe, avec « cris demi-formés », dont « voix expirantes » est l’anaphore, puis par l’utilisation de « spectacle effrayant », qui vient amplifier le malaise qui transparaît dans le poème. Ces deux vers forment une sorte de transition qui permet à Voltaire d’amorcer, à partir du vers 15 et jusqu’à la fin de l’extrait, une série de questions rhétoriques, qui seront comme autant de contre arguments à la position optimiste de Leibniz.
Le vers 15 débute par une interrogation posée au futur : « Direz-vous », qui sera reprise par anaphore au vers 17. Il faut lire cette question, volontairement atténuée dans sa formulation, de la manière suivante : « oseriez-vous dire », « irez-vous jusqu’à dire » ? L’utilisation anaphoriques du pronom personnel « vous » permet à Voltaire de rappeler les « philosophes » du vers 4, à qui est destinée la question, qui ont accouru et contemplé le « spectacle effrayant ». Voltaire les fait oblige à penser après avoir été obligés de regarder le chaos de Lisbonne, Voltaire les presse, par le recours au style direct.
Avec ce pronom « vous », Voltaire trace implicitement une ligne de démarcation entre ces philosophes dont la doctrine est cohérente tant que l’on n’est pas touché par le malheur, et un « nous » regroupant les êtres humains, sensibles et compatissants, auxquels, bien évidemment, il s’associe.
La première question sous-entend qu’un Dieu « libre et « bon » ne saurait commettre de tels actes car alors, il ne saurait être bon. Avec la seconde question, Voltaire, en insérant entre le début que la question « Direz-vous » et l’assertion « Dieu s’est vengé… », l’expression « amas de victimes », pratique l’amplification pathétique, et réfute par avance un argument qui aurait pu être donné par les philosophes : si Dieu a fait ce qu’Il a fait, il doit avoir une bonne raison. Mais cette raison n’est connue que de Lui. Ses voies sont « impénétrables ».
Voltaire empêche les adeptes de Leibniz de répondre. Il reprend le mot « crime » et demande « quelle faute ont commis ces enfants » ? En prenant le mot crime au singulier cette fois, Voltaire le fait passer dans une dimension métaphysique. Il ne s’agit plus d’une série de crimes humains, identifiables et punissables par la justice humaine ou divine, il s’agit de l’idée du crime, de son concept. Or, quoi de plus étranger à cette notion que les enfants, images de la pureté ?
On pourrait même, en associant les vers 19 et 20 au vers 14, dire que ces enfants morts ont déjà connu leur Purgatoire : « cendres fumantes » pouvant évoquer ce lieu, présenté depuis le Concile de Florence en 1439, comme constitué d’un feu purificateur.
En fait, Voltaire feint de donner la parole à ses adversaires. C’en est même salutaire pour eux : ils ne feraient que prouver l’injustice de la chose. Il ne cherche pas à convaincre. Son poème n’est pas un argumentaire, il n’use pas de raison, il cherche à persuader. Ce qui explique l’utilisation d’un registre tragique : « « expirantes » vers 13, « victimes » vers 17, « mort » vers 18 ou encore « écrasés et sanglants » vers 20.
Voltaire va donc utiliser cette scène d’Apocalypse pour servir sa position intellectuelle. Pour lui, il est impossible de dire "tout est bien dans le meilleur des mondes", et l’exemple de Lisbonne n’est que la plus triste illustration.
Les vers 13 et 14 sont une reprise de ce que Voltaire vient de décrire. C’est un tableau qui refait appel aux sens, ici principalement l’ouïe, avec « cris demi-formés », dont « voix expirantes » est l’anaphore, puis par l’utilisation de « spectacle effrayant », qui vient amplifier le malaise qui transparaît dans le poème. Ces deux vers forment une sorte de transition qui permet à Voltaire d’amorcer, à partir du vers 15 et jusqu’à la fin de l’extrait, une série de questions rhétoriques, qui seront comme autant de contre arguments à la position optimiste de Leibniz.
Le vers 15 débute par une interrogation posée au futur : « Direz-vous », qui sera reprise par anaphore au vers 17. Il faut lire cette question, volontairement atténuée dans sa formulation, de la manière suivante : « oseriez-vous dire », « irez-vous jusqu’à dire » ? L’utilisation anaphoriques du pronom personnel « vous » permet à Voltaire de rappeler les « philosophes » du vers 4, à qui est destinée la question, qui ont accouru et contemplé le « spectacle effrayant ». Voltaire les fait oblige à penser après avoir été obligés de regarder le chaos de Lisbonne, Voltaire les presse, par le recours au style direct.
Avec ce pronom « vous », Voltaire trace implicitement une ligne de démarcation entre ces philosophes dont la doctrine est cohérente tant que l’on n’est pas touché par le malheur, et un « nous » regroupant les êtres humains, sensibles et compatissants, auxquels, bien évidemment, il s’associe.
La première question sous-entend qu’un Dieu « libre et « bon » ne saurait commettre de tels actes car alors, il ne saurait être bon. Avec la seconde question, Voltaire, en insérant entre le début que la question « Direz-vous » et l’assertion « Dieu s’est vengé… », l’expression « amas de victimes », pratique l’amplification pathétique, et réfute par avance un argument qui aurait pu être donné par les philosophes : si Dieu a fait ce qu’Il a fait, il doit avoir une bonne raison. Mais cette raison n’est connue que de Lui. Ses voies sont « impénétrables ».
Voltaire empêche les adeptes de Leibniz de répondre. Il reprend le mot « crime » et demande « quelle faute ont commis ces enfants » ? En prenant le mot crime au singulier cette fois, Voltaire le fait passer dans une dimension métaphysique. Il ne s’agit plus d’une série de crimes humains, identifiables et punissables par la justice humaine ou divine, il s’agit de l’idée du crime, de son concept. Or, quoi de plus étranger à cette notion que les enfants, images de la pureté ?
On pourrait même, en associant les vers 19 et 20 au vers 14, dire que ces enfants morts ont déjà connu leur Purgatoire : « cendres fumantes » pouvant évoquer ce lieu, présenté depuis le Concile de Florence en 1439, comme constitué d’un feu purificateur.
En fait, Voltaire feint de donner la parole à ses adversaires. C’en est même salutaire pour eux : ils ne feraient que prouver l’injustice de la chose. Il ne cherche pas à convaincre. Son poème n’est pas un argumentaire, il n’use pas de raison, il cherche à persuader. Ce qui explique l’utilisation d’un registre tragique : « « expirantes » vers 13, « victimes » vers 17, « mort » vers 18 ou encore « écrasés et sanglants » vers 20.
Vers 20. Enfin, la ville de Lisbonne est mentionnée. Cette position en début de vers permet, non de situer le lieu de la catastrophe, indiqué dans le titre, mais de donner un titre au tableau macabre proposé jusque-là par Voltaire. Malheureusement, cette actualisation est de courte durée, tout de suite arrive le terrible constat, en incise : « qui n’est plus », à l’hémistiche du vers.
Ces deux vers opposent Lisbonne à Londres et Paris. Lisbonne aurait « plus de vices » que les deux autres capitales. On sent poindre l’ironie de Voltaire avec la rime sur les deux mots « vices » et « délices » qui pourraient être les deux faces d’une même pièce mais en fait, parler de « vices » pour Lisbonne eut été impossible pour les raisons que l’on a vues plus haut.
Voltaire ajoute une dernière touche à l’horreur avec l’emploi de l’adjectif « plongés ». En effet, une dizaine de minutes après le tremblement de terre, un tsunami est venu ravager le port de Lisbonne ou une grande partie de la population pensait avoir trouvé refuge. Le vers suivant, non présenté dans l’extrait, ajoute le dernier clou au cercueil : « Lisbonne est abimée, et l’on danse à Paris ». Lisbonne est au fond de l’abîme « alors qu’on », plutôt que « et l’on » danse à Paris. Lisbonne est littéralement sous les eaux.
La catastrophe, que l’on qualifierait de nos jours d’humanitaire, a provoqué un fort retentissement en Europe. Au-delà du drame humain, ce sont les concepts des Lumières qui se trouvèrent chamboulés. En remettant en cause, dans son poème, le concept de l’optimisme développé par Leibniz, Pope ou Wolf, Voltaire a transformé un fait d’actualité en événement intellectuel.
La question du mal et de la providence, donc la notion de théodicée de Leibnitz, soit la tentative de conciliation entre les deux éléments contradictoires que sont le mal sur terre et la présence d’un Dieu omnipotent, supposé bon et juste – devint l’objet de controverses, entre Voltaire et Rousseau.
Pour Voltaire, cette catastrophe naturelle appelle l’indignation et la révolte. D’abord contre ceux qui voient dans cet événement une punition divine, puis contre l’idée que ce mal puisse s’inclure dans un vaste plan divin visant le bien général. Rousseau, lui, affirme sa conviction que Dieu « peut donc, malgré sa bonté, ou plutôt par sa bonté même, sacrifier quelque chose du bonheur des individus à la conservation du tout » et conclut dans un vibrant credo à la « Providence bienfaisante », comme si ce mal qui avait produit tant de victimes n’était, finalement, que l’ombre du bien.
Voltaire saura se souvenir de cet argument dans Candide, puisqu’il fait dire à Pangloss, hériter de Leibniz, au chapitre 4, juste avant que le roman n’évoque le tremblement de terre de Lisbonne : "les malheurs particuliers font le bien général, de sorte que plus il y a de malheurs particuliers et plus tout est bien". Ce à quoi répondra Candide, au chapitre 6, alors qu’il est sur le point d’être brûlé vif, "Si c’est ici le meilleur des mondes possibles, que sont donc les autres" ?