Les Transparents
de Ondjaki

critiqué par Myrco, le 20 janvier 2018
(village de l'Orne - 74 ans)


La note:  étoiles
"Nous sommes transparents parce que nous sommes pauvres"
Décidément, la littérature africaine autochtone (à laquelle je ne m'étais guère intéressée jusqu'à récemment) enrichie ces dernières années de l'apport de nouveaux et jeunes talents mérite le détour!

Ainsi, l'écrivain Ondjaki, angolais et donc lusophone, de son vrai nom Ndalu de Almeida, déjà traduit dans de nombreux pays, nous livre ici une œuvre originale, dense, grouillante de vie et de personnages, véritable radiographie de la société angolaise ou tout au moins luandaise, dans l'après guerre civile qui ravagea le pays entre 1975 et 2002, s'attachant à mettre plus précisément en lumière un peuple sacrifié aux intérêts d'une pseudo élite assoiffée de pouvoir et d'argent.

S'y côtoient en un éblouissant mélange de registres: tragique et comique, humour et poésie, tendresse pour le peuple et satire mordante des puissants, scènes cocasses et dialogues hilarants, passages plus sombres empreints de douleur ou de nostalgie, sans oublier une composante fantastique (doit-on parler de réalisme magique?) qui transcende la réalité décrite et confère au récit une coloration particulière.

Au cœur de Luanda, la capitale, dans un immeuble délabré, quelques habitants du "peuple d'en bas" se débrouillent comme ils peuvent, et pas toujours dans la légalité, pour survivre. Il y a là le CamaradeMuet (le passé marxiste du parti au pouvoir n'est pas loin même si on a consommé la mort de l'Idéologie au profit d'un capitalisme débridé) qui épluche les patates pour MariaComForça, la marchande de sandwiches et ses collègues, au son de la musique de jazz dont profite tout l'immeuble; Edu, handicapé par son énorme hernie mal placée dont il songe à tirer bénéfice via les médias et qui trouve néanmoins le moyen de s'adapter pour danser avec sa jolie et sensuelle Nelucha; Paizinho, le courageux petit laveur de voitures, abrité là par bienveillance, un gamin séparé de sa mère par la guerre civile, une mère qu'il cherche désespérément, et bien d'autres encore...Sans compter ceux qui gravitent autour: le MarchandDeCoquillages, l'Aveugle, le Facteur...Tous forment une communauté humaine pauvre mais généreuse, solidaire, conviviale, souvent réunie autour d'une particularité de cet immeuble, une source jaillissant en permanence d'une canalisation éventrée (?) au premier étage: un trésor dans une ville où règne un approvisionnement en eau aléatoire, une source à laquelle ils puisent leur détente et leur énergie, leur propension à toujours célébrer la vie malgré leurs difficultés.
Parmi eux se détache la figure d'Odonato, celui qui devient transparent au sens propre, personnage à cheval entre la réalité et l'allégorie, par lequel s'immisce la dimension fantastique, incarnation de ce peuple que "ceux d'en haut" considèrent comme négligeables, ce peuple qu'on ne voit pas. En même temps, l'auteur en fait le porteur des valeurs du passé, du regret du monde d'autrefois et comme tel condamné à s'effacer jusqu'à disparaître. Odonato "souffre de trop de saudades accumulées" et dira " nous ne sommes pas transparents parce que nous ne mangeons pas...nous sommes transparents parce que nous sommes pauvres". Transparents, au sens figuré cette fois, comme le Facteur qui inlassablement poursuit sa quête d'un outil de travail pour soulager sa peine, auprès d'une hiérarchie ou de personnes supposées influentes qui l'ignorent.

A quelques encablures de là, dans les quartiers huppés et sous bonne garde, résident ceux qui tirent les ficelles du pouvoir, politiciens et affairistes plus préoccupés de se remplir les poches et d'assouvir leurs besoins personnels que de l'intérêt général. C'est le règne de la corruption, de l'incompétence, de l'arrogance, du népotisme et du passe-droit et d'ailleurs du plus haut niveau de l'appareil d'état au plus petit fonctionnaire sévit la corruption et le mépris de plus petit que soi. Ondjaki n'hésite pas à pousser jusqu'à l'absurde la dénonciation de cette omnipotence: "ici, en Angola, il y a des gens qui commandent plus que dieu"(voir l'épisode de l'interdiction de l'éclipse solaire par le gouvernement).

Ailleurs, certains de la classe moyenne (le journaliste notamment) poursuivent le rêve de faire basculer les lignes, en vain.

Dans ce contexte, l'auteur déroule le fil principal de l'intrigue qui n'apparaît finalement que secondaire, comme une concrétisation de cette mainmise sauvage qui pèse sur la population, à savoir la mise en place d'un plan de privatisation de l'eau et surtout d'un plan délirant d'extraction du pétrole du sous-sol de la capitale au mépris de toutes les règles de sécurité. Conséquence de cet appétit destructeur: Luanda ne sera bientôt plus qu'un paysage chaotique d'excavations sombrant dans un incendie cataclysmique par lequel débute et s'achève le récit. Le feu prend alors le contrepied de l'eau symbole de vie qui inonde le roman, ce feu que le MarchandDeCoquillages répondant au désir ultime de l'Aveugle, décrit dans une jolie formule poétique, de couleur " rouge tout doucement".

Je voudrais insister sur le fait que si le fond du propos s'avère grave, l'humour d'Ondjaki, la façon dont il manie l'ironie tendre ou mordante selon les personnages impriment au récit une tonalité souvent drôle même si la scène d'entrée en particulier y projette d'emblée son ombre. Certains passages où il s'amuse à croquer les travers de ses compatriotes sont absolument jubilatoires (voir les séquences avec le "Colonel Hoffman").

Quelques remarques à propos de l'écriture. Le parti pris de l'auteur d'ignorer les points/majuscules, s'il interroge au départ, ne nuit en rien à la fluidité de la lecture. De même, l'alternance très rapprochée des apparitions des différents protagonistes, outre qu'elle génère un rythme enlevé, neutralise le risque de se perdre dans leur multiplicité. Notons également la saveur de la langue de certains dialogues ou des retranscriptions "phonétiques" de prononciations à l'angolaise de termes s'adressant à l'américain dans sa langue (hommage à la traductrice Danielle Schramm!).