La Kahéna
de Salim Bachi

critiqué par Sahkti, le 10 mai 2004
(Genève - 50 ans)


La note: étoiles
La maison algérienne
La Kahéna est une maison fièrement dressée sur les hauteurs de la ville algérienne de Cyrtha, une maison imposante construite pour Louis Bergagna au début du XXe siècle et qui reçut des ouvriers du chantier le nom d’une reine berbère du VIIe siècle, vaincue par les Beni Djer et refusant d’accepter les dogmes de Mahomet qu’elle estimait inutiles. Après sa défaite face aux tribus arabes, de religion juive, la reine fut surnommée Kahéna, la traîtresse.
Une ironie de dénomination que ne comprendra pas Bergagna et qui symbolise une partie de l’histoire de ce pays, peuplée de malentendus et d’incompréhensions.
Des décennies plus tard, dans les années 70, Hamid Kaïm rejoint cette villa désormais abandonnée et livrée aux mauvaises herbes. La relation qui se noue entre lui et cette maison est violente, physique, elle conduit aux confins de la folie. Une attitude que la fiancée de Kaïm raconte à travers ces lignes. Nous pénétrons dans l’histoire de cette demeure depuis ses premiers jours…

Louis Bergagna est un escroc, un parvenu issu de la corruption autour du vin et du tabac, un maltais débarqué en Algérie en 1900 qui s’accapare la ville de Cyrtha sans que celle-ci ne lui vende cependant son âme. "Propriétaire" de deux bagnards de Cayenne, d’une femme presque volée et deux filles (une légitime de sa femme française, l’autre adultérine de sa maîtresse arabe), tout le monde vit dans cette maison sous les ordres de Bergagna, un homme violent, colonisateur, rempli d’ambiguïté et de fiel. L’Algérie doit être à ses pieds, c’est lui le grand maître.

De son côté, Hamid Kaïm est également un homme fort, un personnage de conviction, un défenseur de l’indépendance et de la guerre qui y conduit. Il aime La Kahéna mais pas le symbole qu’elle représente. Homme épris de liberté, Kaïm sera torturé par le régime pour ses articles pamphlétaires. C’est que le FIS, le FLN, l’armée… tout cela ne vaut finalement guère mieux que les colonisateurs successifs.
Hamid a une fiancé, une maîtresse préfère-t-il penser. Ils passent ensemble trois jours dans cette villa, trois jours et trois nuits de folie, d’amour et de passion qui emporte tout sur son passage. L’ombre de Bergagna n’est pas loin, la trépidation du récit lui redonne vie, ainsi qu’à La Kahéna, cachée sous la végétation et toujours habitée de tapis luxueux, de statues et de grands vases indécents.

A travers les vies de ces deux hommes, c’est une longue tranche d’histoire de l’Algérie que raconte Salim Bachi, par étapes, par événements. L’oppression n’est jamais très loin de la libération et vice-versa. La Kahéna symbolise ce parcours tumultueux, la maison est remplie de fantômes et présente deux visages : sa façade brute et sommaire côté ville contre ses murs ouvragés donnant sur la mer. Des visages, des facettes, des chemins tortueux sur lesquels il est facile de se perdre, une histoire compliquée à démêler, des passages incessants entre passé et présent… Salim Bachi jongle avec le temps et les conjugaisons. Il faut suivre, certes, mais c’est rythmé, prenant. Cette histoire repose sur plusieurs couches de textes, sur des récits variés, un peu comme si Bachi, en parlant d’une maison, avait voulu nous en livrer les plans à la manière d’un architecte.

"Les générations alternaient sur son sol, et maintenant à l’abandon, elle se prêtait aux jeux d’une étrange séduction puisque deux hommes lui rendaient visite à tour de rôle, se croisant mais ne se rencontrant jamais, dissociés comme les familles qui la peuplèrent."