Personne ne gagne
de Jack Black

critiqué par Gregory mion, le 2 octobre 2017
( - 41 ans)


La note:  étoiles
La loi passée au crible du hors-la-loi.
Il s’appelait Thomas Callaghan pour l’identité civile, mais pour l’identité du monde louche et coupe-gorge, il était Jack Black, un pseudonyme prononcé par deux claquements de langue et un claquement des lèvres, aussi subitement annoncé que profondément banal, ruse du vieux singe pour se faire oublier des autorités ou de toute autre volonté justicière. Né au début des années 1870 et mort selon toute vraisemblance au début des années 1930, Callaghan sera Jack Black durant une trentaine d’années, et il en passera la moitié derrière les barreaux. Il a vécu de cambriolages et de coups fourrés, de fuites éperdues et de trains frauduleusement utilisés, éternel passager clandestin, vagabond ultime, et ses subterfuges l’ont déplacé des États-Unis au Canada, essentiellement dans la portion qui se situe entre San Francisco et Chicago, en passant du reste par Vancouver et la province de l’Alberta. Il n’eut pas vraiment le profil d’un « gentleman cambrioleur » comme Arsène Lupin, mais il ne fut pas non plus un salaud intégral. Aussi effarant que cela puisse paraître aux yeux d’un honnête homme, Jack Black se revendiquait d’une certaine moralité : il dérobait les gens de leurs économies fiduciaires, les plus impersonnelles en somme, mais jamais il ne les accablait en les détroussant de leurs objets sentimentalement connotés. Il ne prenait en outre aucun plaisir à saccager une maison une fois qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait – il n’était pas de ceux qui étendent la rapine à la dévastation du mobilier, ou, pire encore, au malin plaisir de réduire en miettes les photos de famille.

Jack Black se savait évidemment hors-la-loi, il n’essayait pas de s’inventer un temple de vertus, mais, parmi ses meilleurs succès, on peut dire par exemple qu’il sut les obtenir avec une franchise que n’avait pas un Georges Duroy, le détestable Bel-Ami de Maupassant. Du côté de Black, on a un engagement total dans la criminalité ; on a un homme qui fonce tête la première dans les choses illégales et qui se bat avec ses poursuivants aux abois. Black n’a pas vocation à refaire le monde de ses fripouilleries et de son banditisme de grand chemin – il écrit noir sur blanc ses parades avec la loi et ses courses en avant pour éviter les balles fusantes d’un six-coups. C’est parce qu’il ne dissimule pas ses forfaits que Black finit par susciter la sympathie, d’autant plus qu’il n’a pris la vie de personne pendant ses excursions compromettantes. Il a vu des amis mourir, il a énormément joué avec sa vie, mais il n’a jamais considéré que le moindre butin valait que l’on prît une vie ou plusieurs. En revanche, du côté de Duroy, tout se fait sur les bords glissants de la légalité, de connivence avec les manières de Paris, mais rien n’est légitime parce que tout s’accomplit dans l’hypocrisie et la duperie. Ce que Black réalise à visage découvert, ou seulement caché par la pénombre nocturne, Duroy le fait sous le masque de la respectabilité, en plein jour, afin de travestir la laideur invraisemblable de son tempérament, tel un Dorian Gray s’épuisant à tenir au secret le dégoulinement morbide de son âme. De plus, l’incompatibilité de ce que fait Black avec la société de son époque contraste avec la concordance des prévarications qui réunit Bel-Ami et Paris, en l’occurrence un individu corrompu et une France entièrement soumise à l’expertise du trottoir, puisque tout le monde, dans ce pays, ne paraît avoir réussi que par l’intermédiaire du trottoir.

À cet égard, Jack Black est à la fois un homme du risque et l’homme d’une vérité périphérique – il teste ses hypothèses illicites dans une société solidement bâtie sur la loi et l’ordre, avec tous les défauts que cette société peut avoir par ailleurs, puis il réfléchit aux moyens d’optimiser ses triomphes dans un monde aussi régulé par les tribunaux et par les matrices religieuses. Quant à Duroy, il ne fait que confirmer la gangrène nationale, se contentant de suivre les méthodes en vigueur pour grimper une horrible série d’échelons. De sorte que si Duroy avait voulu être un Jack Black, il lui aurait fallu rejeter les habitudes françaises, cracher hardiment sur le tout-Paris de la canaille endimanchée, comme le fait peut-être Black lorsqu’il part en maraude dans les quartiers huppés, car les bourgeois d’outre-Atlantique ne sont probablement pas épargnés par les turpitudes enracinées dans la bourgeoisie française.
C’est ainsi que nous pouvons esquisser l’idée d’une vérité périphérique : certes la société se renforce par l’application des lois et la reconnaissance d’un nombre important de valeurs pérennes (ou interprétées comme telles), mais cela n’empêche pas de penser que ces systèmes de valeurs et ces différentes organisations politiques ne sont pas infaillibles, qu’elles transgressent quelque part une forme supérieure de morale, et que, ce faisant, elles pourraient incarner moins des sanctuaires de justice que des arrières-mondes où l’on arrange la justice selon ce qui sied au troupeau des faibles ou des vilains. Ramenée à une échelle planétaire, cette réflexion suggère que si un Jack Black avait cambriolé un Georges Duroy, il aurait été mis en prison, voire condamné à mort. Or ce qui est juste dans ce cas-là, c’est que Duroy se fasse cambrioler, que Black vive malgré tout de cet argent sale, et que la populace, dans un mouvement inespéré de lucidité, termine le travail en lynchant Duroy et en mettant sa tête sur une pique.

À plusieurs reprises dans son récit, Black tourne autour de ces questions. Qui est le plus légitime ? Celui qui respecte toutes les lois ou celui qui les enfreint de temps en temps ? Bien entendu, il nous encourage à pousser le raisonnement jusqu’à ce que l’on puisse comprendre que l’obéissance aux lois n’est pas toujours la garantie d’être juste. Plus précisément encore, Black part du principe qu’une société qui punit ses criminels avec des dispositifs comparables à ce que font les criminels ne peut pas être une société recommandable. Il fait ici un constat digne de ce qu’écrivait Michel Foucault dans Surveiller et punir : si la prison veut avoir une compétence pour réhabiliter les hommes qui sont sortis du droit chemin de la légalité, elle ne peut d’une part le faire que si elle se libère d’une tendance à humilier ou supplicier le corps des détenus, et, d’autre part, elle ne peut le faire que si elle inscrit sa mission punitive dans un registre d’enfermement où le criminel ne retrouve pas le même monde de violence qu’il a connu et auquel il a pitoyablement participé. En d’autres termes, la prison ne doit pas être le lieu de la douceur et de la cajolerie, mais elle ne doit pas non plus donner au criminel le sentiment d’un continuum fatidique de violence entre le monde extérieur et le monde de la cellule. En définitive, si la prison ne vaut pas mieux que ceux qu’elle met sous les verrous, son rôle est d’emblée disqualifié.
C’est la raison pour laquelle le parcours de Jack Black peut nous apparaître épouvantablement révélateur : et si le monde des criminels était finalement plus vrai et plus authentiquement humain que le monde lisse et narcotique de la société civile ? Montesquieu ne voit pas les choses d’un autre œil lorsqu’il parle des sociétés avancées dans l’esprit de commerce : il est indéniable que le commerce favorise la paix entre les hommes, mais l’excès d’esprit commercial en vient quelquefois à tout réduire sous le sceau de la valeur marchande (on ira ainsi jusqu’à monnayer le moindre de nos services), alors qu’une société de brigands, par hypothèse, saurait facilement faire preuve d’hospitalité gratuite si nous étions sous le joug d’une calamité. C’est tout le paradoxe du récit de Jack Black qui s’illustre : les voleurs ne sont pas des gens honnêtes et fréquentables, cependant, en cas de coup dur, ils savent déployer une solidarité que la société normale, pour ainsi dire, ne ferait que diffuser avec des airs de duplicité. Tant et si bien que « personne ne gagne » dans une société de dupes, ni l’honnête homme qui se doute que ses succès ne sont pas tout à fait appréciables, ni le voleur qui ne pourra qu’empirer une fois qu’il aura été puni par une société qui se croit juste et qui l’est sans doute moins que ceux qu’elle condamne.
Personne ne gagne de Jack Black : itinéraire d'un enfant pas gâté 6 étoiles

Une couverture d’un noir profond seulement rayée d’éclatantes rainures grises. C’est dans cet habit que se présente Personne ne gagne de Thomas Callaghan, alias Jack Black, grand vagabond et cambrioleur américain. Un livre mystère à mi-chemin entre le roman d’apprentissage américain et l’autobiographie d’un être peu ou pas gâté par le destin. Qu’est-ce qu’il en résulte à la lecture de cela ? Lettres it be vous dit.


# La bande-annonce
De San-Francisco au Canada, de trains de marchandises en fumeries d’opium, d’arnaques en perçages de coffres, du désespoir à l’euphorie, Jack Black est un bandit: parfois derrière les barreaux, toujours en fuite. Avec ironie, sagesse et compassion, il nous entraîne sur la route au tournant du XXe siècle. Personne ne gagne est un hymne à une existence affranchie des conventions. Qu’il soit hors-la-loi, opiomane ou source d’inspiration pour Kerouac et Burroughs, qu’importe, qu’il vole au devant de la déchéance ou qu’il flambe comme un roi, qu’importe, Jack Black n’est guidé que par son amour de la liberté. C’est dur, inoubliable, profondément américain. Black est peut-être un vaurien, mais aussi un conteur né qui joue avec son passé afin de nous remuer, de nous remettre sur le droit chemin.


# L'avis de Lettres it be
Les hobos américains, des Etats-Unis à cheval entre la fin du XIXème et le début du XXème siècle, la pègre du coin, les cambriolages à répétition, les passages à la case prison … Personne ne gagne est un condensé de tout ça, à travers la plume d’un homme dont l’existence imbibe toutes les pages. Une existence romanesque et qui justifie amplement l’exercice d’écriture. D’aventure en aventure, de rencontre en rencontre, de délit en délit, Jack Black tisse la toile d’une histoire d’apprentissage où le narrateur va évoluer sous les yeux tantôt attendris, tantôt éhontés du lecteur. Mais l’essentiel est, comme bien souvent, ailleurs.

Lettres it be - - 29 ans - 15 octobre 2017