Fragments de la maison
de Habiba Djahnine

critiqué par Eric Eliès, le 4 avril 2017
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Une poésie résistante en forme d'exorcisme des peurs nées de la crise algérienne
Dans cette mince plaquette intitulée « Fragments de la maison », Habiba Djahnine compose, en vers libres écrits à fleur de peau et à fleur de peur, comme couverts de sueur froide, des poèmes emplis des ombres de la guerre et de l’exil. Prenant appui sur un ton direct et une grande simplicité formelle, ces poèmes, souvent constellés de points d’interrogation et hachés de répétitions ou de points d’exclamation, nous introduisent dans les monologues intérieurs de l'auteure, qui se confie à nous à voix basse en évoquant son amour de l’Algérie tout en avouant craindre les épreuves du combat contre la menace latente qui s’infiltre partout, comme un vent de sable… Cette menace n’est pas avouée de manière explicite mais on perçoit dans le fourmillement des ombres insidieuses qui hantent la nuit et dans l’obsession latente de la vengeance et du martyr, les prémices d’un retour de la guerre civile qui terrifie l’auteure et lui fait désirer, tout en le redoutant, depuis les rivages d’Algérie, l’exil au-delà de la ligne d’horizon.

Le monde sous nos pieds
De quel silence demain sera-t-il fait ?
Quels seront nos bruits de fond ?
De quelle couleur seront nos solitudes ?
Nous avons construit des villes pour être assiégés
Des maisons pour être assignés à résidence
Des idéaux pour nous assassiner
Des refus pour emplir le ciel d’un vacarme assourdissant
Où sont nos villes ?
Où sont nos hommes, nos femmes, nos enfants ?
Nos vieilles et nos vieillards ?
Où sont-ils ?
Nous avons si bien appris à être des martyrs
Que rien d’autre ne semble nous émouvoir
Les vivants sont là !
Abasourdis, coupables, silencieux ou bavards
Les vivants sont là dans tous les pays
Ils parlent, ils crient, ils pleurent, ils meurent.
Nous avons si bien appris le chemin des cimetières
Que plus rien ne semble interrompre la procession

(…)

Sur l’autre rive apparaît la possibilité d’une mémoire
Mais elle est lointaine

Dans cette époque d’épreuves quotidiennes et de gémissements, où la foi en l’avenir se dilue dans un présent incertain, l’auteure tente de résister avec ses armes. L'intérêt de cette poésie simple et directe ne réside pas dans la beauté ou la profondeur de son écriture, qui peine à jouer sur les nuances de l'absence et du silence, mais dans sa ferveur résistante. Dans les rabats de couverture, l’éditeur Bruno Doucey présente Habiba Djahnine comme une militante féministe, engagée et menacée, dont la sœur a été assassinée en 1995, à Tizi-Ouzou. Plusieurs poèmes, évoquant avec un « tu » ou « elle » l’effervescence de la vie artistique et les rêves d’une vie meilleure, lui rendent d’ailleurs peut-être hommage…

L’odeur des cafés fumants
Des cigarettes consumées arrivait à mes sens
Comme venant d’une époque
Celle des déclamations juvéniles
Amour et poésie se confondaient
Eblouissement de nos esprits en quête

(…)

Je cherche telle une aveugle l’impossible amour
Je cherche la poésie, le silence, le départ
Je cherche l’accord éternel des sens

Le recueil, écrit en 2015, atteste que les braises de la guerre civile, qui avaient menacé de disloquer l’Algérie dans les années 90, ne sont pas encore refroidies. Néanmoins, il ne s’agit pas uniquement d’une poésie politique dénonçant les troubles de la crise algérienne (de nombreux passages du recueil font écho, en creux, au mal-être de la population ou au drame des émigrés qui tentent de fuir leur misère et rêvent d’aborder les rivages européens) : l'auteure évoque également, en assumant un ton engagé, sa relation personnelle à l’autre et au monde. La nature et les éléments (la terre, la mer et le ciel) sont très présents dans le recueil, comme les signes d’un ailleurs possible et d’une paix fragile mais qui résiste à l’agression des hommes, comme un arrière-plan serein qui souligne la vanité de notre agitation fébrile.

Je regarde tomber une à une sur le sol
Les fleurs de jasmin
Les briques blanchies par le temps qui s’effritent
Le vent arrive lentement, il emporte avec lui fleurs et poussières
La perdrix se penche délicatement sur la flaque d’eau
Elle se désaltère au pied du tombeau
Un bout de ciel montre ses nuages
Sur la ligne dessinée par les murs en ruine.

Je regarde les jasmins tomber un à un sur le sol
Rien n’appelle la nostalgie. Ni les odeurs
Ni le reflet du ciel sur la flaque d’eau
Rien n’appelle le regret
Ni le tombeau
Ni l’envol de la perdrix au-dessus des murs en ruine.

Je regarde les jasmins tomber un à un sur le sol
Bientôt le sol sera recouvert et le vent les emportera loin
Loin, bien loin dans les lieux des exils répétés
Des nostalgies consumées
Des ciels nuageux
Des continents inconnus
Il restera bien quelques fantômes pour garder le tombeau !