Théorie générale de l'oubli
de José Eduardo Agualusa

critiqué par SpaceCadet, le 30 mars 2017
(Ici ou Là - - ans)


La note:  étoiles
De l'art d'enterrer son passé
Dans le tumulte des jours qui ont précédé et mené à l'indépendance de l'Angola, Ludo, une femme souffrant apparemment d'agoraphobie et dont la sécurité semble menacée, construit un mur devant la porte de l'appartement où elle habite. Elle vivra ainsi, coupée du monde pendant près de trente ans.

Signé par un auteur qui n'en est pas à ses premières publications et que l'on considère souvent comme l'une des voix marquantes de la littérature lusophone contemporaine, ce roman, avec son titre singulier et son sujet attrayant, me tentait beaucoup.

Faisant fi du caractère quelque peu équivoque d'un avant-propos où l'auteur/narrateur affirme d'une part avoir eu accès à des documents originaux à partir desquels il aurait reconstitué l'histoire de Ludovica Fernandes Mano pour ensuite en faire un roman, tandis que d'autre part il insiste sur le fait que tout, absolument tout dans ce livre n'est que pure fiction, faisant fi donc de ces propos contradictoires, prenant un chat pour ce qu'il est, je me suis laissé berner, croyant qu'en effet...

Ainsi, si dès l'abord le personnage de Ludo et son histoire m'ont semblé tout à fait crédibles, le fervent lecteur de roman que je suis était par ailleurs fermement disposé à se laisser transporter par le potentiel fictionnel d'un personnage et d'un contexte particulièrement intéressants. Ainsi, je m'attendais, dans un mélange de réalité et de fiction, à voir se déployer en une sorte de parallèle, l'expérience vécue par cette femme isolée du monde et découvrir en second plan, l'évolution des événements dont l'Angola a été le théâtre au cours de ces années.

'Théorie générale de l'oubli', se déroule à Luanda (capitale de l'Angola) et commence peu avant 1975, au moment où le pays déjà fractionné, s'enlise peu à peu dans une interminable guerre civile, pour s'achever, une trentaine d'années plus tard, dans un contexte relativement stabilisé.

Narré à la troisième personne et incluant des extraits de textes composés par Ludo, bien qu'évoquant de ci de là quelques éléments ou événements appartenant au contexte angolais, le récit demeure essentiellement attaché aux personnages.

Explorant le thème du passé, du passé que l'on s'applique à oublier afin de se réincarner et de mieux s'inscrire dans la réalité actuelle, le récit touche également au thème de l'identité, du soi qui se transforme (ou que l'on réinvente) suivant les circonstances dans lesquelles on se trouve. Deux thèmes qui, on le devine, font merveilleusement écho à l'histoire récente de l'Angola et qui forcément, appellent à l'introduction d'une variété de personnages.

Ainsi, après une première partie essentiellement centrée sur l'histoire de Ludo, le récit se tourne peu à peu vers d'autres points de vue et offre ainsi une perspective plus étendue.

Parmi les personnages que nous croisons mentionnons, Jeremias Carrasco, un mercenaire portugais venu combattre en Angola au nom de la civilisation occidentale et de la mère patrie et qui après une retraite forcée se transformera (on ne sait pas comment ni pourquoi) en défenseur muet des Mucubals (peuple de nomades); Arnaldo Cruz (alias Little Chief), militant de gauche dès son plus jeune âge, après avoir été emprisonné à deux reprises et considéré mort, se réincarnera (grâce au hasard) en businessman accompli; Magno Moreira Monte, un enquêteur de la police politique à l'emploi du parti communiste qui, après s'être repenti (les raisons de ce revirement ne sont pas très claires) cherche, sans trop y parvenir, à se faire oublier notamment par ceux qu'il a persécutés.

Mais aussi riches que puissent être les thèmes abordés et aussi pertinentes que puissent être les histoires des personnages conçus par l'auteur, ceux-ci ayant vraisemblablement été expurgés de leur épaisseur, ne se présenteront à nous que sous un aspect simplifié.

Ainsi, en dépit de leur vraisemblance, les histoires de ces personnages évoluant essentiellement à coup d'heureux hasards, ne parviennent que timidement à mettre en relief les thèmes et les réflexions qu'elles servent à illustrer. Au demeurant, l'assemblage de ces diverses histoires autour d'un fil jouissant d'une trop évidente vraisemblance, m'a laissé perplexe.

Adoptant une forme éclatée, le roman se décline en 36 courts chapitres dont l'enchaînement, parfois périlleux, s'il laisse de larges espaces non comblés, est cependant assez bien exécuté. Cette structure pour le moins originale constitue, soulignons-le, l'une des particularités du roman.

Toutefois, si l'esthétique de la forme de même que la prose épurée et légèrement teintée de poésie sont appréciables, et si finalement la clé du roman se situe peut-être dans une certaine forme d'humour, on peut penser qu'à l'inverse, le patchwork tel que ficelé par l'auteur n'aura pas permis aux divers éléments composants le récit de se déployer à leur juste mesure. Quoi qu'il en soit, à l'issue d'un agréable moment de lecture, je reste sur ma faim.


N.B. Ce compte-rendu réfère à la traduction anglaise (par Daniel Hahn) du roman.
"La subtile architecture du hasard" 10 étoiles

Au début de l’histoire nous sommes à Luanda, capitale de l’Angola en 1975. Nous faisons la connaissance de Ludovica dite Ludo. C’est une jeune femme agoraphobe, d’origine portugaise. Elle est venue vivre en Afrique suivant sa sœur, car elle est psychologiquement incapable de vivre seule. Or sa grande sœur, Odette, vient juste de se marier avec Orlando un autochtone, ingénieur des mines dans son pays.

Le trio mène une existence paisible dans un grand appartement, situé au onzième étage d’un des immeubles les plus luxueux de Luanda. Pour tromper la solitude de Ludo, - qui ne sort jamais de l’appartement et ne va même jamais sur la grande terrasse qui le surplombe -, Orlando lui offre un berger allemand albinos, que Ludo nommera fantôme à cause de sa couleur.

Tout pourrait aller bien dans le meilleur des mondes, si ce n’est que les évènements historiques se précipitent. La guerre civile pour l’indépendance du pays gronde et de plus en plus de colons portugais retournent dans leur patrie. Orlando pourtant s’y refuse au prétexte qu’il est angolais.

Un soir alors qu’ils sont sortis pour un aller à un bal Odette et Orlando disparaissent. Ludo a beau les attendre, les chercher partout, ils se sont comme évanouis dans la nature! Quelques jours après l’appartement est victime d’une tentative de cambriolage. Pour se défendre, Ludo tire à travers la porte et tue un des cambrioleurs. Pour se protéger de l’extérieur qui la terrorise et aussi ne pas être accusée de meurtre, Ludo bâtit alors un mur de briques entre le couloir et la porte de l’appartement…

L’histoire est très habilement racontée par AGUALUSA, qui fait jouer ici son imagination foisonnante, pour ne pas dire débordante! C’est un roman à tiroirs, écrit brillamment, où les différents personnages, principaux et secondaires, s’entrecroisent, s’entrelacent et interagissent entre eux. Tous sont très bien décrits, même du point de vue psychologique et on se prend même d’affection pour certains. Cela donne plus d’ampleur au roman, en y apportant de l’action qui sinon serait absente.

C’est très beau, servi par une écriture simple, brillant et très accessible. Tout est très bien décrit, que ce soit les paysages immenses de l’Afrique, où bien les bidonvilles autour de la capitale. Ça se lit facilement, et les pages se tournent toutes seules. L’auteur mème son histoire de main de maître et les pages se tournent toutes seules, tant on veut connaître le destin de Ludo, recluse, emmurée, prisonnière volontaire pendant presque 30 ans! Attention, c’est aussi très psychologique, puisque tout se passe à l’intérieur de l’appartement et dans la tête de Ludo, dont on se demande d’ailleurs parfois si elle n’a pas bonnement basculé dans la folie!

Je finis émerveillé par l’écriture de l’angolais qui m’a littéralement enchanté, que dis-je, subjugué oui! Un des meilleurs livres que je lis depuis longtemps! Je n’ai plus qu’un désir, repartir là-bas à Luanda en Angola! Ce sera sans doute chose faite très vite avec la lecture d’un autre de ses livres!...

«Théorie générale de l’oubli» de José Eduardo AGUALUSA, a remporté le prestigieux prix littéraire «Impac Dublin Litterary Award» en 2017, la même année il a également été finaliste du «Man Booker Prize». Rappelons aussi que le nom de José Eduardo AGUALUSA a été cité à de nombreuses reprises pour le Prix Nobel de Littérature.

Septularisen - Luxembourg - 56 ans - 27 février 2019