Le Clan du sorgho rouge
de Mo Yan

critiqué par Myrco, le 25 février 2017
(village de l'Orne - 75 ans)


La note:  étoiles
Epopée violente et colorée dans la Chine des années 30.
Voici donc la version complète d'une œuvre dont la seule première partie ( sur les cinq qu'elle comporte ) avait auparavant fait l'objet d'une traduction française sous le titre " Le clan du sorgho " ( voir critique sur CL: http://www.critiqueslibres.com/i.php/vcrit/33201 ).

Epopée violente et colorée, riche en péripéties, dans le contexte tourmenté d'une Chine ravagée à la fois par la guerre civile et celle contre l'occupant japonais (il s'agit de la 2ème guerre sino-japonaise 1937-45 ) et où sévissent en même temps des bandes de brigands armés, "Le clan du sorgho rouge" revêt, sous la plume du narrateur, la dimension d'une " geste à l'honneur de sa famille ".
Ce clan dont il est issu, c'est d'abord son père, Douguan, alors enfant puis adolescent au plus fort des évènements qui nous sont contés, et surtout les géniteurs de ce dernier, la belle Fenglian et le commandant Yu, les trois personnages centraux du récit. De leur action héroïque en 1939 naîtra leur légende, entretenue encore des décennies plus tard dans la mémoire du canton nord-est de Gaomi, ce lieu natal de Mo Yan, mythifié, que l'on retrouve dans la plupart de ses romans.
Mariée à seize ans - on devrait dire vendue, par son père, pratique courante dans la Chine des années 20 - au fils lépreux d'un riche propriétaire d'une distillerie dont elle deviendra la patronne, Fenglian aura su prendre en main son destin et ne se sera " pas contentée d'être une héroïne de la résistance, étant aussi une pionnière de la révolution sexuelle et de la libération de la femme."
Quant à Yu Zhan'ao, personnalité rude et fière forgée dans l'humiliation, ne répugnant ni à l'assassinat, ni au kidnapping, rebelle à l'autorité, capable de mûrir de loin ses vengeances, il connaîtra lui aussi bien des vicissitudes, tour à tour porteur de palanquin et chef de brigands. Et même si ses talents de meneur d'hommes seront parfois mis à mal par son manque de lucidité, sa pugnacité dans sa résistance à l'ennemi, comme d'ailleurs à toute forme d'embrigadement, l'auréoleront d'une image tout aussi légendaire.
Ce sont en particulier les parcours hors normes de ces deux figures dominantes, toutes deux fortes et transgressives unies dans une passion orageuse tissée d'amour et de haine parfois, qui constituent la trame de ce récit, parcours jalonnés d'épisodes tour à tour cocasses ou romanesques, mais le plus souvent tragiques et sanglants.
A travers eux, à travers le comportement valeureux du jeune Douguan combattant aux côtés de son père, le narrateur rend hommage à la volonté, au courage et à l'esprit d'indépendance et de liberté.

Comme à son habitude, Mo Yan nous entraîne dans une structure assez complexe, un enchevêtrement chronologique brillamment maîtrisé qui permet de jouer sur le mélange des registres et de relancer sans cesse la dynamique du récit. Le lecteur, lui, a parfois bien du mal à suivre, mais au final, le puzzle sera reconstitué; nombre de points qui l'auront intrigué auront trouvé réponse, même si quelques-uns, probablement moins glorieux (notamment sur la suite du destin de Yu ) resteront en suspens, entraînant une certaine frustration.

Je voudrais mettre en lumière deux ou trois aspects de ce roman.

Mo Yan met en scène un moment marquant de l'Histoire de la Chine où les combats et rivalités entre nationalistes du Kuomintang et communistes ont considérablement affaibli la lutte contre l'envahisseur japonais dont les exactions atroces sont ici largement illustrées. Il porte un éclairage intéressant et assez critique sur les débuts du maoïsme, tendant à discréditer, non sans ironie, l'impact réel de communistes dépourvus de moyens et plus aptes aux discours de propagande qu'à l'affrontement sur le terrain dans la guerre contre l'ennemi étranger, ridiculisant parfois leur rôle dérisoire. Les nationalistes n'ont pas le beau rôle pour autant ( voir la trahison de Leng ), la part belle étant faite au peuple. Yu, résistant à toute forme de récupération par l'une ou l'autre partie, totalement engagé dans son combat contre l'ennemi dira " Mao Zedong jamais entendu parler ". Le rôle des collaborateurs, traîtres à la patrie, lâches ou profiteurs fait aussi l'objet d'une violente dénonciation.

D'une manière générale, certains pourront ne pas apprécier l'hyperréalisme de certaines images ou scènes violentes dont le caractère non édulcoré peut heurter notre sensibilité contemporaine occidentale (quoiqu'à mon avis cela puisse être perçu différemment selon les générations ). Ce n'est pas non plus ce que je prise le plus chez Mo Yan. Pour autant, il serait dommage de se priver de la luxuriance d'une prose qui alterne passages descriptifs d'une grande beauté, au fantastique pouvoir d'évocation, et peintures truculentes de réalités plus triviales, avec par touches, en marge du plus grand réalisme, quelques débordements d'une imagination et d'une plume exubérantes impossibles à contenir.

Enfin, je voudrais relever un trait saillant qui, je crois, irrigue toute l'œuvre de Mo Yan et fonde sans doute, pour une large partie, mon attachement à cet auteur. Il s'agit de son rapport au vivant qui lui fait accorder une place très importante à la nature dans son ensemble. Il y a chez lui, fût-ce ici au milieu de la pire scène de combat, une attention toute particulière au plus petit animal, au moindre végétal et au-delà une véritable empathie qui bat en brèche cette hiérarchie que l'homme dans son arrogance a toujours voulu établir avec les autres éléments du vivant. Dans l'univers de Mo Yan, la frontière s'avère souvent floue entre l'homme et la bête, et ce dans les deux sens ( voir tout ce qui concerne les chiens). Ici, le sorgho (dont j'avais déjà beaucoup évoqué la charge symbolique dans ma précédente critique) qui recouvre toutes les étendues de cette campagne et sera le témoin de tout ce sang versé, constitue un personnage essentiel, à part entière, jusqu'à une conception anthropomorphique comme en témoignent ces extraits:
" Eux [( les épis de sorgho) qui ont tant vu et tant souffert se tiennent cois, respectueux dans la lumière. Sur la terre noire tombent çà et là, larmes cristallines, quelques uns de leurs grains "
ou encore ailleurs, il se bat et meurt avec dignité:
" Avec violence, impitoyablement ils (les épis) le fouettaient (le cavalier japonais), le chahutaient, l'égratignaient, l'exaspéraient (...)avec son sabre, il a décapité quelques plants: des épis sont tombés tête la première dans la terre, sans un bruit, sans un souffle, sans que leur tige encore dressée ait un frémissement; d'autres ont bruissé, une fois tranchés gémi d'une voix éraillée...".

PS: Paru en 1986, ce roman qui a fait la notoriété de l'auteur, a donné lieu à une adaptation cinématographique " Le sorgho rouge " du réalisateur chinois ZHANG Yimou qui a obtenu l'ours d'or à Berlin en 1988 (et non 87).
Le sang et la terre sans oublier la bile... 10 étoiles

Première découverte de l'univers et de l'oeuvre de Mo Yan, Le Clan du sorgho rouge m'a tout autant ébloui que décontenancé.

Ébloui parce que la beauté du style de l'auteur est indéniable. Mo Yan est un conteur qui sait captiver son lecteur. Ainsi, bien qu'il nous annonce assez rapidement les événements qu'il va nous raconter - l'auteur s'exprime à la première personne -, la violence et le tragique de l'action sont tels que le lecteur est emporté, empressé de découvrir la manière dont ceux-ci se dérouleront et comment ils se termineront. Et cette manière dépasse toujours en surprise ce à quoi celui-ci s'attendait.

Décontenancé par deux aspects principaux : la structure du récit. Le roman respecte peu la chronologie, ne gardant comme fil directeur que les péripéties dont les aïeux de Mo Yan ont été les acteurs. Certains grands chapitres reviennent sur des épisodes en les développant ou en les évoquant brièvement ce qui demande un petit jeu au lecteur pour se remémorer ce qui est antérieur à quoi.

On peut trouver deux explications à cette structure. Le roman comprend plusieurs chapitres principaux bien identifiés qui ont été publiés pour la première fois dans divers magazines en 1986. Ces publications en série ont précédé la publication du roman complet en 1987 et on peut se dire que Mo Yan s'est satisfait de cette juxtaposition de "nouvelles", chacune ayant un thème principal. Néanmoins, au sein de chaque nouvelle, la chronologie ne se porte guère mieux, aussi pourrait-on penser qu'elle correspond à une volonté réelle de l'écrivain. A posteriori, je dois avouer que cette désorientation temporelle n'est pas sans charme évoquant une structure plus musicale qu'historique, comme le retour de vagues sur un rivage.

Deuxième raison d'étonnement, la cruauté des épreuves qu'il nous décrit. Disons-le : ce qui serait glauque chez tout écrivain ayant moins de talent est ici magnifié par des métaphores aux moments les plus inattendus de l'action. Mo Yan possède l'art de suivre le cours de ses péripéties en s'attardant sur des détails inattendus, en faisant des analogies inopinées ce qui crée une distance avec ce qui est montré et semble dire : cette bêtise, cette passion, ce courage, cette folle haine, ce sont aussi les couleurs de la vie.

Autant dire qu'un tel panthéisme pourra faire hérisser les poils sur le dos des lecteurs ne pouvant se passer d'un sens de l'Histoire, d'une séparation nette entre le camp du bien et du mal ou persuadés qu'une morale minimale universelle devrait s'imposer à tout et à tous. A y réfléchir, j'y trouve au contraire une grande sagesse.

En conclusion, le Clan du sorgho rouge est un roman à la fois fort et d'une grande beauté que je recommande à tout lecteur voulant découvrir Mo Yan ou certains aspects de la terrible guerre sino-japonaise des années 1937-1941.

Kostog - - 52 ans - 3 octobre 2018