Les terres du bout du monde
de Jorge Amado

critiqué par Myrco, le 8 janvier 2017
(village de l'Orne - 75 ans)


La note:  étoiles
"terres, argent, cacao et mort"
"Les terres du bout du monde" relate la guerre sans merci à laquelle se sont livrés des hommes, au début du siècle dernier, pour conquérir sur la forêt vierge du sud du Nordeste brésilien, d'immenses terres aux fins de les transformer en plantations de cacaoyers. Conquête sanglante s'il en fut, au mépris de toute vie, dont les acteurs principaux furent les grands fazendeiros parfois partis de rien, souvent sans scrupules, mus par une soif inextinguible de possession et de pouvoir, ne reculant devant aucune méthode pour s'emparer des terres convoitées: assassinats délégués à leurs hommes de main - les jagunços - ou fraudes à l'acte de propriété par l'intermédiaire d'avocats véreux ou d'hommes de loi à leur solde. La région attire alors toutes sortes d'aventuriers en quête de bonne fortune mais aussi toute une population misérable pour laquelle cette terre représente l'espoir d'une vie meilleure, un véritable vivier de main d'œuvre attiré par le cacao - comme d'autres le furent par l'or en d'autres lieux - qui se déverse régulièrement dans le port d'Ilhéus d'où part pour Bahia toute la production. Sur ces terres infestées par la fièvre ( le typhus encore innommé) et les serpents, il y a effectivement beaucoup d'argent à gagner, mais pas pour tout le monde, quelques miettes peut-être pour ceux qui sauront tuer, et pour beaucoup la réalité engloutira bientôt leurs illusions.
Pour ceux qui ont lu "Gabriela, girofle et cannelle" (l'un des grands romans d'Amado, plus tardif), sachez que celui-ci s'inscrit dans le même contexte, mais dans la période en amont.

Sous sa plume alerte de conteur talentueux, l'auteur nous fait revivre toute l'intensité de cette époque, la couleur de ce monde en mutation "primitif et barbare dont la seule ambition était l'argent". Amado, né en 1912 à Ferradas (future Itabuna, l'un des lieux du roman), lui-même fils d'un petit planteur de cacao, fut, enfant, le témoin d'épisodes ultimes de cette conquête qui ont probablement enflammé sa jeune imagination.

Ecrit en 1942 - sorti en France dans une première traduction sous le titre "Terre violente"- le roman appartient donc à la première période de l'œuvre, celle de l'engagement politique d'Amado dans le Parti Communiste Brésilien. Mais si la condition des travailleurs des plantations, véritables esclaves prisonniers d'un système de surexploitation y est dénoncée, l'auteur a plutôt focalisé son roman sur la lutte entre deux clans rivaux regroupés autour de deux familles de grands fazendeiros.

Compte tenu de la place de l'œuvre dans la bibliographie de l'écrivain (il n'avait alors que 30 ans), je craignais de ne pas y retrouver l'Amado que j'aime. Heureuse surprise: beaucoup d'éléments sont déjà là de ce qui fera le succès de romans ultérieurs qui le propulseront comme le chantre du petit peuple, en particulier cette tendresse à l'égard des humbles qu'il nous présente souvent avant tout comme des victimes: un exemple parmi d'autres en est le personnage de Damiano, le jagunço noir, fin tireur et tueur redouté, mais âme simple et paradoxalement innocente, en proie aux pires tourments d'un débat cornélien lorsqu'il prend conscience de ce qu'il est objectivement (peut-être les plus belles pages du livre). Dans cette "histoire à faire frémir", l'amour a aussi sa place (sans quoi Amado ne serait pas Amado), passion funeste ou histoires plus banales qui rachètent parfois un peu la noirceur des hommes et la prose se teinte ici ou là d'une nuance mélancolique que revêtent les chansons tristes qui parlent de regrets et d'amours perdues.
Quant à l'écriture proprement dite, le jeune romancier témoignait déjà d'une belle maîtrise: j'ai apprécié l'habileté avec laquelle il réintroduit furtivement à la fin, des personnages juste entrevus sur le navire au début ( le vieux vengeur, le voleur à la bague), également le passage sur les trois sœurs prostituées relatant sous forme de conte elliptique leur misérable destinée...

Ecrivain emblématique de la littérature brésilienne du XXème siècle, Amado l'est aussi incontestablement de la littérature populaire mondiale dans son acception la plus noble: un écrivain à lire absolument si vous ne l'avez déjà fait.