L'Improbable et autres essais / Un Rêve fait à Mantoue
de Yves Bonnefoy

critiqué par Eric Eliès, le 19 décembre 2016
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Un recueil d'essais sur l'essence de la poésie et de l'art, comme exigence de la vérité de parole, qui est également une leçon de vie dans le miracle du monde
Ce recueil d’essais et de courts textes en prose révèle la profondeur de la réflexion et des interrogations d’Yves Bonnefoy, qui tint pendant 12 ans une chaire au Collège de France et a collaboré avec de nombreuses universités, sur l’essence même de la poésie, conçue comme l’expression intime d’un rapport au monde intensément ressenti et vécu. Il est impossible, sans trahir sa pensée, de condenser en quelques lignes les fondements théoriques et éthiques de la poésie d’Yves Bonnefoy, d’autant qu’Yves Bonnefoy s’est toujours montré soucieux de ne pas dévoyer l’écriture poétique, qui doit être à elle-même sa propre finalité, en la mettant au service d’une pensée conceptuelle. Néanmoins, la poésie d’Yves Bonnefoy assume une double dimension philosophique et métaphysique, qui se nourrit des limites inhérentes à la condition humaine que je résume grossièrement dans les deux points ci-dessous :

• La pensée humaine s’articule sur le langage, dont la nature conceptuelle crée une distance infranchissable entre le mot et la chose brute qu’il désigne (même si Yves Bonnefoy ne cite pas Emmanuel Kant, il me semble qu’on retrouve ici un écho de sa définition du noumène) ; en conséquence, même s’il nous est possible de ressentir la présence du monde, il nous est impossible d’en comprendre les nuances et de la restituer par les mots. La poésie est l’usage du langage retourné contre lui-même pour tenter de percevoir, à défaut de l’éclat direct du monde lui-même, les ombres suscitées par la densité de sa présence. Pour cette raison, les images poétiques sont toujours mystérieuses et obscures, à mi-chemin du rêve et du reflet (d’où le reproche qu’Yves Bonnefoy adresse à la poésie de Paul Valéry d’avoir cru en une illusoire clarté) ; elles placent au cœur de la poésie le sentiment de la déréliction du poète, qui sait qu’il n’est pas au monde et qu’il est, en quelque sorte, en exil dans la réalité du monde, d’où l’obsession d’Yves Bonnefoy, perceptible dans sa poésie et dans ses essais, pour les carrefours et les chemins, évoqués comme des intersections entre l’ici et l’ailleurs, et pour le « vrai » lieu où nul ne serait étranger… Dans le long essai « L’acte et le lieu de la poésie », Yves Bonnefoy insiste sur la portée de l’écriture poétique de Stéphane Mallarmé qui a, mieux que tout autre, compris l’incapacité du langage à saisir l’essence du réel et la vanité de chercher, en le célébrant par les mots, à éterniser son essence comme pour le sauver de la mort.

Quand nous avons à défier l’absence d’un être, le temps qui nous a dupé, le gouffre qui se creuse au cœur même de la présence, ou de l’entente, que sais-je, c’est à la parole que nous venons comme à un lieu préservé. Le mot est l’âme de ce qu’il nomme, nous semble-t-il, son âme toujours intacte. Et s’il dissipe dans son objet le temps, l’espace, ces catégories de notre dépossession, s’il l’allège de sa matière, c’est sans porter atteinte à son essence précieuse et pour le rendre à notre désir. Ainsi Dante qui l’a perdue va-t-il nommer Béatrice. Il appelle en ce seul mot son idée et demande aux rythmes, aux rimes, à tous les moyens de solennité du langage de dresser pour elle une terrasse, de construire pour elle un château de présence, d’immortalité, de retour. (…) Stéphane Mallarmé a démontré l’échec de l’ancien mouvement d’espoir. Qu’on ne puisse échapper par la parole au néant qui mange les choses, depuis « Le coup de dés » qui a célébré cet irrémédiable, on ne peut plus ne pas le savoir. (…) Car ce n’est qu’à la vérité que Stéphane Mallarmé est venu. Le langage n’est pas le verbe. Aussi déformée, aussi transformée que puisse être notre syntaxe, elle ne sera jamais qu’une métaphore de la syntaxe impossible, ne signifiant que l’exil.


• Tout instant de vie doit être vécu comme un miracle car l’instant qui passe aurait pu ne pas être et ne nous sera jamais rendu avant notre mort inéluctable. Notre finitude nous confronte à l’éternité et c’est ainsi la mort qui porte le flambeau éclairant notre vie et notre rapport au monde. En conséquence, la certitude de notre mort nimbe toute authentique écriture poétique et la poésie qui refuse d’accueillir la mort en son sein et de faire place, pour la célébrer ou la nier, à la finitude du corps n’est, au mieux, que du bavardage éloquent… Baudelaire, auquel Yves Bonnefoy consacre un court essai, a créé la poésie moderne en introduisant le corps pourrissant au cœur de son écriture, sans chercher à user de prétextes historiques ou d’arguments philosophiques

Baudelaire remplace ce théâtre du monde, où Hugo convoquait des ombres, Napoléon ou Kanut, par un autre théâtre, celui de l’évidence, le corps humain. Le corps, le lieu, le visage. Grandis à des proportions stellaires aussitôt que connus mortels, ils sont dans « Les fleurs du mal » le nouvel horizon et le salut du discours. Le corps joue le néant et le discours le formule. C’est l’acte pur et réciproque du « Beau navire » ou des « Bijoux ». La mort dans son lieu d’élection et la parole attentive composent la voix profonde capable de poésie. Nulle Olive ou Délie dans « Les fleurs du mal ». Nul mythe qui vienne accroître entre la parole et le monde sensible une distance. La vérité de parole est directement issue de cette rencontre, pour la première fois dans nos lettres consciente et nue, du corps blessé et du langage immortel.


Le recueil d’essais évoque la passion d’Yves Bonnefoy, inspirée par un véritable amour pour le monde qui donne souffle au moindre de ses textes, pour toutes les oeuvres d’art qui, construites sous le sceau de cette double nécessité (l’exil et la finitude), témoignent de notre condition humaine avec le désir ou l’espoir (qui, pour Yves Bonnefoy, est un autre nom de la poésie) d’en sonder les mystères. La cérémonie de l’obscur est la fatalité de toute œuvre , même à l’insu de son auteur, comme par exemple la poésie racinienne dont Yves Bonnefoy dévoile la lutte qu’elle mène contre son coeur de ténèbres.

Dans ce recueil d’essais, Yves Bonnefoy évoque longuement la poésie (son essence mais également les pièges d’une certaine tradition française de l’écriture poétique, ainsi que des poètes : Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé mais aussi Georges Séféris et Gilbert Lély investi dans la biographie du marquis de Sade [nota : pour ceux qui ne connaissent pas ce poète admirable, j’ai mis sur CL un commentaire de lecture de ses poèmes]) mais, peut-être davantage, la sculpture et la peinture, qui sont les arts qui semblent avoir le plus le don de l’émouvoir. On trouve ainsi dans ce recueil des essais consacrés à Balthus, à la peinture du Quattrocento italien et à la peinture baroque, au Caravage, à Degas, à Michel-Ange, etc. et de très beaux hommages à Raoul Ubac, à Jacques Villon, à Giacometti… C’est également dans ce recueil qu’Yves Bonnefoy médite très longuement la leçon d’éternité des tombeaux de Ravenne et des images gravés dans la pierre des sarcophages (j’ai moi-même, profitant d’un voyage à Ferrara pour visiter des amis, fait le détour par Ravenne, simplement pour voir ces tombeaux et ressentir à mon tour ce qui avait tant troublé Yves Bonnefoy).

Au final, qu’est-ce que l’improbable, signe sous lequel Yves Bonnefoy a placé son recueil en écrivant, en exergue Je dédie ce livre à l'improbable, c'est-à-dire à ce qui est ? Il s’agit des rares instants, si fugaces, où l’Etre du monde et notre conscience immédiate du monde semblent se rapprocher jusqu’à coïncider, comme si une présence cachée se révélait et s’incarnait dans la chair du monde. Révélation et Incarnation soulignent la quête métaphysique qui sous-tend la poésie d’Yves Bonnefoy à tel point que Jean Starobinski (le plus fin connaisseur de son œuvre, comme Yves Bonnefoy me le confia lui-même lors de notre rencontre en 2006 quand je lui demandai s’il prêtait attention aux commentaires et exégèses sur ses poèmes) a pu la comparer à une scolastique athée…

La grande diversité des textes ne rend jamais la lecture fastidieuse malgré la densité du sujet. La réflexion n’est jamais aride car Yves Bonnefoy l’irrigue de son expérience personnelle, des témoignages de ses admirations et de ses rencontres, avec des hommes, des œuvres ou des lieux, que ce soit dans le Morvan ou dans l’Italie lombarde (Mantoue, Ravenne, etc.). Ce sont ces anecdotes vécues qui confèrent aux textes un scintillement de densité et de vérité qui étreint puissamment le lecteur et transcende ce qui pourrait n’être qu’une pure dissertation intellectuelle :

« L’Etranger de Giacometti » : (…) Je me souviens : quand on allait chercher le lait à la ferme et qu’il brillait en bougeant sur le chemin du retour, sous les étoiles. Il y avait un moment difficile, à un certain tournant, où l’on s’enfonçait dans le noir de murs trop serrés et de l’herbe. Puis on passait à vingt mètres de la « maison neuve » éclairée. C’est à une fenêtre de cette maison que j’ai vu une fois, se découpant sur la blancheur d’une paroi nue, la silhouette obscure d’un homme. Il était de dos, un peu incliné, il semblait parler. Et ce fut pour moi l’Etranger. (…)

« Dans la lumière d’octobre » : Je lis la traduction, si bienvenue en français, de ces admirables poèmes, et mon esprit se détache d’elle un instant et se reporte vers Londres, qui est toute une mer, aux mouvements inlassables. Quand j’y passais, dans ces récentes années, c’était mon grand plaisir de savoir qu’il y avait près de Marble Arch cette belle maison très calme où je retrouverais Georges et Maro Séféris. Je m’y rendais de préférence à pied, à la nuit tombante, comme pour rassembler tant de lointains de grisaille, souvent de froid et de pluie, et les dédier à cette lumière qu’une déchirure bientôt des apparences urbaines allait sans doute me découvrir, affleurante au-dessus des eaux. Georges Séféris dans ses salles peu éclairées, mais dans la pénombre des lampes si intensément présent, si gravement tendu, si obstinément attaché à une pensée unique en dépit des soucis du jour qui se marquaient encore sur son visage, c’était pour moi en effet – et je le dis sans désir de magnifier , mais pour définir une âme, par le jeu des analogies qui nous unissent aux choses – une exigence si pure, un son si juste dans le discord d’aujourd’hui, qu’il fallait bien que l’astre de l’être, tout enfoui qu’il pût être au-dessous de nos horizons, n’eût pas cessé d’exister. Un grand poète est un homme suffisant. Jamais comme auprès de Séféris, je n’avais éprouvé le désir de seulement être là, pour vérifier dans la preuve qui ne ment pas des conservations familières, qu’il ne faut qu’un exemple de loyauté pour que l’écueil, l’écume et l’étoile ne soient plus le décor absurde de notre mort. Jamais non plus, comme par la grâce de ce poète, je ne m’étais senti si hautement favorisé du droit simple d’être moi-même, si décidément libéré des conventions et des protocoles qui foisonnement dans le destin.


Personnellement, cette évocation de Georges Séféris m’émeut car elle fait écho à mon unique rencontre avec Yves Bonnefoy, dont je me souviendrai jusqu’à ma mort, dans son appartement de la rue Lepic converti en bibliothèque, rempli à craquer de livres et ornés de quelques tableaux amis (où veillait, dans une petite pièce en retrait comme une alcôve, une très belle Vierge romane en bois peint) mais qu’il occupait de toute sa présence amicale et attentive ; il m’avait alors dit, en réponse à quelques-unes de mes questions parfois un peu naïves, que toute la valeur de la poésie résidait dans l’intensité des relations humaines qu’il avait nouées au hasard de ses rencontres, parfois fortuites et miraculeuses…