le marin : Drame statique en un tableau
de Fernando Pessoa

critiqué par Débézed, le 3 novembre 2016
(Besançon - 77 ans)


La note:  étoiles
Tragédie originelle
Trois femmes entourent un catafalque sur lequel gît la dépouille d’une autre femme, les trois femmes s’ennuient, elles décident de se raconter ce qu’elles ont été, d’évoquer leur passé.

« - Parler du passé…, ce doit être beau, car c’est inutile et cela fait tant de peine… », dit la Première.
« - Parlons, si vous voulez, d’un passé que nous n’aurions pas eu », propose la Deuxième.
« - Non peut-être l’aurions-nous eu… », suggère la Troisième.

La première ajoute alors qu’elle pourrait explorer le domaine des rêves.

« - Ici même, en allant et venant. On peut ainsi parfois débusquer des rêves. »

Pessoa propose ainsi une démarche freudienne : évoquer les rêves pour trouver dans leur interprétation ce qui pourrait expliquer la vie de ces trois femmes et dessiner leur avenir. Elles veulent évoquer leur passé, seulement leur passé, raconter ce qu’elles ont été, ce qu’elles auraient pu être, ce qui a fait ce qu’elles sont. Il ne faut surtout pas rompre le charme des rêves, il faut rester statique comme dans le théâtre qu’il qualifie de ce même adjectif.

« Non, non, ne vous levez pas. Ce serait un geste et chaque geste interrompt un rêve... »

Les veilleuses restent donc statiques et racontent leur passé, leurs rêves, la Deuxième évoque alors un rêve dans lequel un marin joue un rôle important, il ne parle pas, n’agit pas mais, par sa seule présence, il oriente le récit. Je me souviens, quand j’étais à la faculté, notre éminent professeur d’histoire grecque, grand spécialiste de la question, nous enseignait que la tragédie grecque est née quand un membre du chœur est sorti de celui-ci pour lui apporter la réplique. Dans son propos, le préfacier soutient cette même hypothèse. Dans cette pièce, on peut donc considérer que les trois veilleuses constituent le chœur et que le marin, évoqué par l’une d’elles, peut être vu comme le personnage qui vient apporter la réplique et ainsi créer la tragédie. Le théâtre de Pessoa remonterait donc aux origines de la tragédie.

Le préfacier précise également que Pessoa présente cette pièce comme du théâtre statique qu’il définit comme « celui dont la trame dramatique ne constitue pas une action - c’est-à-dire, où les figures non seulement n’agissent pas, parce qu’elles ne se déplacent ni ne dialoguent sur leur déplacement, mais ne comportent même pas de sens capables de produire une action ;… » Cette forme de théâtre n’est qu’une « scène textuelle », « une scène de langages ». Le rêve de Pessoa serait donc d’écrire « au lieu de drames en actes et en actions, des drames en âmes », une œuvre littéraire destinée à être lue, dite peut-être, mais surtout pas jouée. Ce serait une forme de littérature comme la poésie, les aphorismes, les pensées, les maximes, … une forme de l’écrit pour exposer des états d’âmes, des émotions, des idées…

Ce qui est aussi significatif dans ce texte, c’est l’importance du rêve, la place qu’il peut occuper, pouvant même s’opposer à l’action,

« - Oui, je vais vous parler encore de mon rêve. J’ai même à vrai dire, besoin de vous en parler »,

Devenant nécessaire, le rêve devient un élément moteur de la vie, pouvant primer sur la réalité par ce qu’il contient et peut révéler. Ce texte est vraiment d’une grande richesse même s’il est parfois un peu complexe et difficile à interpréter, comme le démontre cette réplique :

« - …Peut-être ne serai-je jamais ce que je n’ai peut-être jamais été… »