Les hauts-quartiers
de Paul Gadenne

critiqué par Gregory mion, le 29 septembre 2016
( - 41 ans)


La note:  étoiles
Chirurgie viscérale des viscères esquintés de la bourgeoisie française.
Qui se souvient encore du grand Paul Gadenne, mort il y a tout juste soixante ans et tombé dans un oubli intolérable ? Qui même le lit encore à notre époque où la littérature, défigurée par le népotisme et l’administration des rentrées littéraires, n’a plus aucun sens ? Ces questions légèrement provocatrices n’ont pas d’autre ambition que celle de remettre à sa juste place un patrimoine littéraire injustement délaissé. En outre, les raisons qui expliquent le dédain généralisé de l’œuvre de Paul Gadenne ne concernent pas seulement le cœur du monde littéraire, elles sont aussi à considérer dans sa périphérie, c’est-à-dire dans les salles de rédaction de la presse littéraire, devenues des plaques tournantes de la plus abjecte insignifiance, où des sous-pigistes ripaillent entre deux articles commandés par des amis de l’édition pour vanter des talents très discutables, et, surtout, pour éviter de se confronter réellement aux textes forts qui exigeraient des traitements beaucoup plus sérieux. Dans le fond, l’oisiveté du journalisme prétendument littéraire, redoublé d’un tropisme festif, révèle la nature même des romans qui sont défendus et de ceux qui sont ignorés : de très petits objets divertissants, écrits à la va-vite, sont applaudis à tout rompre, et les livres ambitieux, où gisent des monstres et des propositions renversantes, sont réduits au silence ou à de vagues notices qui ne comprennent rien de leurs enjeux. C’est ainsi par exemple que deux auteurs d’une même génération, Cécile Coulon et Marien Defalvard, font l’objet d’un commentaire médiatique déséquilibré. La première, en dépit de ses romans franchement mauvais, se signale à la moindre occasion et voit toute la presse lui manger dans la main (parce que ses romans sont lus aussi rapidement que des fascicules pour brancher une télévision), et le second, génial et profond praticien de notre époque intellectuellement rebutante, s’est vu accuser, entre autres choses, d’être littéraire, alors même que c’est ce que l’on est en droit d’attendre d’un écrivain ! Faut-il donc écrire comme une attachée de presse dégénérée ou comme un employé de banque pour avoir un quelconque succès, et, pire encore, « vivre de sa plume » ? On mesure dans cette dernière expression toute l’horreur de cette mathématique financière qui s’est emparée de la littérature contemporaine, et, à ce propos, la même Cécile Coulon, il n’y a pas longtemps, a délivré à quelques dindes et pigeons admirateurs, dans un article qui fut un sommet de ploutocratie décomplexée, ses méthodes pour gérer l’emploi de son temps sans perdre une minute de rentabilité et pour « toucher » (verbe qu’elle semble apprécier), bien entendu, un maximum de droits d’auteur, ceci malgré l’énorme quantité de sollicitations qu’elle doit gérer, voire manager. Que ces pratiques soient la négation de la littérature est une évidence, mais qu’elles soient désormais entendues sans être critiquées, qu’elles soient même solubles dans l’esprit de la grande majorité de ceux qui gravitent dans ce « milieu » faisandé, c’est là ce qui est particulièrement préoccupant et finit par nous faire comprendre, malheureusement, qu’un auteur comme Paul Gadenne n’est plus conforme aux prérequis sous-esthétiques de notre immonde présent, et même qu’il n’a peut-être jamais été conforme à quoi que ce soit de salement normatif.

L’œuvre de Paul Gadenne est remarquable de bout en bout, mais à qui voudrait s’aventurer dans cette magnifique demeure de la littérature, on ne saurait que trop recommander l’œuvre-maîtresse, en l’occurrence Les Hauts-Quartiers, où la critique de l’esprit boutiquier et des manigances bourgeoises atteint un niveau formidable de véhémence. On pourrait se risquer à dire que Gadenne prend la suite de Proust, qu’il saute quelques décennies pour situer son roman non pas dans l’épicentre malsain de l’affaire Dreyfus, mais dans la France contaminée par la maladie de la Collaboration durant la Seconde Guerre mondiale. Pour être tout à fait exact, le roman débute dans cette France qui n’a pas refusé de serrer la main de l’ennemi, à Irube, ville du Sud-Ouest située entre Biarritz et Dax, et il se poursuit dans l’après-guerre en nous montrant comment la violence de ces premiers pactes méphistophéliques a trouvé à s’agréger durablement dans une multitude de dispositifs. C’est ainsi que les Hauts-Quartiers d’Irube, réputés pour leur grande bourgeoisie et leurs mœurs qui ramollissent, deviennent le laboratoire romanesque de Gadenne, qui nous gratifie de cruels portraits et d’intrigues superbement ficelées, à cheval entre la crétinerie la plus consanguine et un degré de conspiration qui eût fait pâlir aussi bien une Madame Verdurin déphasée qu’un baron de Charlus sodomisé à la diable.
La lourdeur de ces bourgeois irrigués des plus terribles eaux usées ne cesse de monter en puissance tout au long de ces presque mille pages de commérages impassibles et d’actes de résistance sublimes. Car, nous le faisions pressentir, la guerre ne s’est pas terminée le jour de l’armistice ; elle s’est poursuivie dans les profondeurs psychologiques des anciens profiteurs et elle a gagné l’ensemble des structures sociales, tant et si bien que ces Hauts-Quartiers, au final, symbolisent les lendemains euphoriques du national-socialisme déguisé en progrès technique et moral. Or, tout au contraire, c’est bien une régression énorme que raconte Gadenne, le délitement absolu de la morale et l’inflation des réflexes techniques, où tout se dit maintenant dans le langage de l’exploitation, de la réification et de la capitalisation. L’enjeu principal des propriétaires des Hauts-Quartiers, c’est de posséder une vaste maison qui se perd en chambres inoccupées, et, dans le même temps, il faut savoir médire d’autrui tout en ayant l’air de jouer les codes de la solidarité. Pas un personnage n’est à sauver dans cette constellation de la bâtardise aisée, et ceux qui peuvent nous apparaître d’abord fréquentables s’avèrent en définitive pires que les autres (on peut évoquer le cas clinique de Mme. d’Hem à ce propos).
La résistance nous vient de Didier Aubert, personnage principal du livre, intellectuel mystique et tuberculeux, qui se retrouve esquiché dans ces quartiers du délabrement spirituel et du triomphe de l’objet. Par contraste avec ces possédants et ces spéculateurs, à l’opposé de cette engeance où même les curés se muent en dangereux épargnants, où les médecins calculent qui soigner et qui négliger, Didier incarne une pure indépendance contextuelle, une hauteur d’esprit, également, qui jette ces Hauts-Quartiers dans les nadirs de la respectabilité, et quoiqu’il souffre des transactions qui se font sur son dos, quoiqu’il soit le jouet des volontés néfastes, il tient debout, en Christ qui surmonte ses douleurs, suivant les chemins où l’homme est capable de choisir le bien même si celui-ci ne lui rapporte rien. En cela, Didier est un pôle inaltérable de moralité, amant d’une dogmatique où le domaine inconditionné des actions morales ne revendique pas de compromis faciles. Il fait figure de roseau qui plie et qui ne rompt pas, même si, à la fin de son périple pacifique, sa disparition paraît remettre en question la valeur de sa démarche contre la toute-puissance de la méchanceté systématique. Sa mort est transfigurée en suicide par les bruits et les cancans, par les journaux de connivence et les discours officiels, mais le lecteur sait bien que Didier est parti en vainqueur, tué par l’accumulation des saloperies humaines, crucifié par des avatars de l’injustice qui termineront leur vie sous la coupole des enfers.

Du reste, le bruit n’est pas que de l’ordre de la médisance dans le roman. On pourrait affirmer que le bruit, à savoir ici le vacarme, la chose assourdissante qui empêche de réfléchir, constitue ni plus ni moins le sujet central du livre. Ce bruit est celui de la bourgeoisie tonitruante qui estropie la nature avec ses machines et ses outils, qui charge ses véhicules de marchandises, qui déménage et qui acquiert de nouvelles propriétés, qui hausse les loyers en s’entichant d’un effroyable opportunisme, qui parle fort en se sachant certaine de ses assertions, de ses jugements, forte en gueule et clairement écrasante, s’essuyant les pieds sur les intelligences qui accomplissent dans l’ombre des prodiges de délicatesse et qui font tout ce qu’elles peuvent pour repousser au loin ces régiments de la cacophonie. Contre ces diseurs de tintamarre et ces producteurs de vulgarités retentissantes, Didier propose une critique de leur société, et c’est lui, bien évidemment, qui paye le prix de ses dissonances et que l’on fait passer pour un affreux personnage. C’est un héros de la pensée qui doit affronter sa Méduse bicéphale (Mme. Chotard-Lagréou et Mme. d’Hem), ses Cyclopes (le Jardinier, le Colonel et tant d’autres), ses Titans (les Maillechort, les Beauchamp, etc.), sans oublier les notaires, les médecins, les notabilités diverses, tous employés de la même entreprise, c’est-à-dire l’entreprise de nuire à toute voix qui pourrait les dissoudre, toute opinion qui pourrait exhiber leurs malversations et leur immondice.
Au milieu de ce pot-pourri des pourritures ultimes, Didier Aubert est une sorte de Diogène de Sinope, un énorme transgressif qui ne se laisse pas investir par les manières de ces trous du cul féroces. Par son refus catégorique de signer des contrats avec ces gens ignobles, Didier affiche une admirable noblesse d’esprit, et si, à l’instar de Diogène, c’est lui que l’on montre du doigt à cause de ses infamies, il nous apparaît malgré tout dans la splendeur de sa désobéissance et dans le trouble qu’il insémine à l’intérieur de ces têtes merdeuses, stable dans son ascétisme et sa velléité de dédire les paroles fallacieuses. Plus largement, il se dévoile comme l’écrivain tel qu’on se l’imagine et tel qu’il devrait exister, un individu à contre-emploi des stratégies et des réseaux, un solitaire monumental qui travaille dur et qui écrit pour Dieu, qui s’en remet à Dieu, sous les yeux de ce Très-Haut qui n’en a rien à faire des Hauts-Quartiers ou de n’importe quelle bombance parisienne où pérorent des François Busnel et des Frédéric Beigbeder mesquins. Didier Aubert est un anachronisme, certes, mais il est de tous les temps de la littérature, parce qu’il ne transige pas avec cette femme de lettres, avec cette déesse des empyrées ; il sait l’aimer, il sait lui rendre hommage, tandis que d’autres en ont fait une putain que l’on se transmet dorénavant en toute décontraction. Et cet amour de la littérature se traduit pour Didier en trois relations sentimentales grandissantes, toujours plus intenses : ses tachycardies pour Paula, sa passion pour Betty, et son prodigieux dévouement pour Flopie, avec laquelle il ira dans la mort, un peu semblable au couple Zweig.