Danse sur les flots
de Jean-Pierre Brèthes

critiqué par Pjb33, le 27 septembre 2016
(Bordeaux - 72 ans)


La note:  étoiles
ode à l'amour, par delà la mort
Je suis très amateur de poésie (et de théâtre) et je dois dire que c'est le parent pauvre de ce site. J'ai été récemment alléché par un message posté sur le forum. Et je ne regrette pas l'acquisition du recueil de poèmes annoncé.

"Danse sur les flots" (titre qui dérive du "Bateau ivre" de Rimbaud) se présente comme une suite de poèmes où la mer est omniprésente. L'auteur explique dans sa postface que ces textes ont été composés sur les océans, à bord d'un cargo, lors de deux voyages qu'il a effectués en 2013 et 2015, pour accomplir le vœu de son épouse, Claire, et la promesse qu'il lui avait faite alors qu'elle était agonisante : « Le voyage en cargo, il faudra que tu le fasses, pour moi ! » Ce devait être un de leurs projets de retraite. Et non seulement il a tenu sa promesse, mais, au lieu de nous donner un simple compte rendu prosaïque de ses voyages (qui pourrait, d'ailleurs, aussi être intéressant), il les a transfigurés en une sorte de chant, où l'amour de la défunte se mêle à la mer pour mettre en déroute la mort. C'est que dit-il, il a eu « l'impression très nette que Claire était aussi du voyage ».
Ainsi, peut-être s'est-il réapproprié sa propre histoire d'amour, sans doute enfermée pendant la maladie dans des dossiers médicaux, des chiffres de médicaments ou de température, et des données absconses que seuls les spécialistes comprennent. Il a pu ainsi intérioriser son histoire douloureuse, et par le biais de la poésie, lui redonner une signification personnelle. Comme Orphée, il est parti en quête de son Eurydice : "Orphée, je soulève le monde / et, sans me retourner, je sais que l'on me suit". De ce fait, la plupart des textes lui permettent de se raconter, tout en s'adressant à la chère disparue, et de faire du lecteur un témoin. Il a probablement ainsi exorcisé la maladie et la douleur, souligné la puissance du souvenir, défié la Mort aussi bien que Dieu ("il faut tenter de vivre et de mesurer Dieu / pour voir s'il est parfait", et plus loin "j'ai pris au fond des mers / l'argile avec confiance / je t'ai façonnée comme Dieu, / mieux que Dieu"), et l'injustice qui en a découlé : pourquoi elle et pas moi, donne-t-il à penser au lecteur ? Au fond, il a mis de l'ordre dans le chaos, il a eu le courage d'affronter ses propres démons pour conjurer le deuil.

Il a été aidé par les lectures qu'il avait emportées : Hérédia, Melville, Rimbaud, Supervielle ("et la mer et l'amour ont la même rondeur"), Marcelle Delpastre ("Troupeau de mes pensées"), Georges Bonnet ou Odile Caradec. Mais on trouve aussi ici ou là des échos de Mozart ("La flûte enchantée"), Stevenson, Duras, des évangiles, de Dostoïevski, Virginia Woolf, Nerval ("le rêve est plus grand que la vie"), La Fontaine, Hugo, de Tristan et Yseut ("le rosier qui unit nos âmes") ou même Perrault, avec Barbe Bleue ("la clé garde son mystère / quand, dans le sang, elle est tombée / j'ai compris que j'étais un homme") ou le petit Poucet ("mais, sage précaution, mes mots / sont cailloux blancs / pour égrener mes rêves de petit Poucet") en figures tutélaires.

Il évoque le cargo et les hommes qui l'habitent. Les marins l'interpellent : "viens, toi le pur, l'idiot, le bleu, le rêveur, / viens, / viens découvrir les flots incandescents", eux qui, "pour mieux ensemencer l'océan [...] s'endorment debout, le nez dans les étoiles", et sur qui il s’interroge : "et que sont devenus les Peaux-rouges criards ? / je les vois Philippins, affairés, prisonniers / impassibles, cloués aux tâches les plus basses / ils rêvent doucement dans des ciels ignorés / de lendemains chargés des fleurs de leur pays". Il observe bien sûr la mer : "vois donc, le soleil danse / c'est juillet en janvier, / il faut tenter de vivre", "la mer calme, une reine en exil", et les animaux qui la hantent : dauphins, poissons volants,

Il brave la mort : "la mort ne m'atteint pas puisque tu es / ici", "sous la moisson du ciel / la Mort y est semblable à une mer calmée", "sans vergogne j'affronte la Mort / je L'ai si bien raillée / qu'Elle se détourne quand je passe". C'est qu’il reste en colère : "devant les vagues, ma colère s'ébroue", en face de "ce silence aussi qui nous sépare / qui tisse sur le temps un linceul de mémoire". Aussi "les écailles qui aveuglaient mon regard / déjouent les yeux obscènes de la Mort", et il s’écrie : "non, Mort ! / tu te crois perle blanche pour les pourceaux / avec ton amoncellement de fleurs / et de couronnes / mais, quand le poète passe par là, / tu n'as jamais le dernier mot" ou : "nous nous baignons de nuit / dans nos vieux oripeaux / nous ouvrons les sabords sur la lune / nous faisons de nos corps se lever des étoiles / et leur reflet dans l'eau a souffleté la Mort".

Il montre le pouvoir de la poésie : "les mots vont s'aligner / les mots vont flamber dans le vide" ; "brasier ardent, il m'a fallu te suivre / changer ma peur de vivre en pépites dorées / écumer les mots à la cime des vagues / devenir baladin d'un cycle maritime ».

Mais surtout il invoque souvent Claire, citée par son prénom seulement dans la postface, mais dans les poèmes nommée seulement "femme" : "tu ouvres le chemin sur lequel je m'appuie", "tu sais que chaque jour je visite ton cœur / et ta voix m'a porté à l'autre bout / du monde", "tu m'as piégé chez les vivants", "et je m'assure en songe dans tes bras" et "dans cette nuit qui s'avance et se ferme / je te vois comme un tronc dont je serai la liane / je m'enroule sur toi comme un flot écumeux". Observant les oiseaux il dit : "je t'imagine jumelles en mains / dérobant à leur vol les anses et les courbes / dont tu habillais ton corps". Il a parfois l’impression d’être coupable de la mort de sa femme, et le voyage le réconcilie avec lui-même : "mais je te sens qui m'accompagnes / qui, déchirant le voile, as regagné ma rive / et fais de l'air du large un gage de pardon", car "je flotte maintenant au cœur de l'océan / je remplis mes poumons de / notre air amoureux / et de ton corps au mien l'éternité s'égoutte". Car il s’agit de réparer "la douleur de l'horizon absent" : "pourquoi as-tu délaissé notre quai ? / ta barque s'est enfuie dans la nuit éternelle / qu'un Dieu éperdu a désertée / mais moi, je suis monté sur le fier océan / j'ai déchiré le ciel de ton absence / femme, et je te porte / en dansant sur les eaux".

En fin de compte, les retrouvailles qu’il espère : "je te retrouverai, tenace et téméraire / car les mots veillent la nuit dans mon sommeil / j'essorerai la mer, la prendrai au lasso / j'épongerai le sel de sa prison humide / et un jour, tu referas escale dedans moi", ont bel et bien lieu : "clandestine, à mon bras, ici tu te balances / dans le léger roulis du navire vivant" et "pareille à mon désir enfoui / ton âme a embrasé mon âme / la mer aux abonnés absents / ne pourra pas les séparer". Il peut enfin proclamer : "vois-tu, on oubliera les étoiles sans nom / la parole prosaïque des mécréants / l'insolite chenal pris par le bateau ivre / mais on n'oubliera pas que je t'ai ramenée", car "vois, j'y repense encore / morte, tu vis en moi plus que tous les vivants".

Un livre merveilleux, que je recommande vivement.
l'éternité de l'amour 9 étoiles

J’ai lu "Danse sur les flots" avec un intérêt très vif. Avec "Le condamné à mort et autres poèmes" de Jean Genet, mais dans un tout autre genre, ce fut à n’en pas douter mon choc poétique de l’année 2016. Il est probable que sans CL je n’en aurais jamais entendu parler. Les livres publiés par L’Harmattan sont rarement en librairie, en province, et ceux de poésie pas davantage. Celui-ci cumule les deux !

J’ai aimé ces textes d’abord maritime (on y trouve le vers "les marins vont par deux, amatelotés"), on sent le vent, les vagues, le ciel et les étoiles, la puissance du cargo qui emporte le poète et lui ramène la femme disparue et aimée, dans des vers qui sont parfois très expressifs :

l’enfer barbelé des vagues / les baisers célestes des oiseaux
ô femme, je me fais gardien du vent / car il devient ta voix complice / pour écouter le livre immense de la mer

Mais il s’agit avant tout de poèmes d’amour, et je crois qu’il faut avoir vécu longtemps avec une personne pour être capable de la magnifier comme dans le poème "Je te prétends", véritable hymne à la femme aimée, par-delà la mort :

je te prétends la plus claire de toutes / la seule illuminant le ténu de mon ombre / à me donner, absente, un feu pour me guider

Mais le poète sait que :

un jour, tu referas escale dedans moi

On trouvera dans ces textes ici un mélange de nostalgie et de lumière :

dans la solitude de l’hiver austral / même nu il fait chaud
tu tends au-dessus de la vague / une harpe de lumière

Dans la nuit du deuil, le sentiment de l’amour est porté à son exaspération :

vers les Indes, tu vois, je te porte dans moi
non, tu me tends les bras ! / ce petit bout de nuit tient lieu d’éternité
rien ne peut résister à la force du cœur
je suis toi dans le murmure de la nuit / tu es moi quand commence le jour

Et on sent bien que l’amour et la nature ne font qu’un, comme Tristan et Iseult, le poète rappelle "le rosier qui unit nos âmes". Il constate que :

et la mer et l’amour ont la même rondeur

et que :

ta sève a fait de moi un printemps éternel

Un must pour les nostalgiques de l’amour durable, et pourquoi pas, éternel. C’est très beau, et une postface éclaire les circonstances de l’écriture.

Mathieu971 - - 68 ans - 3 janvier 2017


un chant orphique d'amour et de mer, pour nier la mort de la femme aimée 9 étoiles

L’auteur, pour tenir une promesse faite sur le lit de mort de son épouse emportée par un cancer, a embarqué comme passager sur des cargos qui l’ont mené à travers les océans Atlantique et Pacifique. Ce recueil, écrit sur plusieurs années au gré des voyages de l’auteur effectués entre 2010 et 2015, est composé de poèmes d’amour et de mer qui nient la mort de l’être aimé, avec une évolution dans l'écriture et l’évocation du souvenir, qui reflète le temps écoulé entre les voyages successifs.

Les premiers poèmes s’adressent, en la tutoyant, à la femme disparue mais omniprésente ; portés par un sentiment de révolte et d’accomplissement, comme si le voyage physique sur les mers était aussi une manière de larguer le monde réel et de partir vers un ailleurs féérique qui rendrait possibles leurs retrouvailles, ils avouent la perte tout en cherchant, avec une ferveur orphique, à l’abolir par la puissance d’évocation du langage, car "les mots ont le pouvoir de la résurrection" :

(...) non, Mort ! tu te crois perle blanche pour les pourceaux / avec ton amoncellement de fleurs / et de couronnes / mais, quand le poète passe par là, / tu n'as jamais le dernier mot

***

au soleil de la nuit se creuse le sillon
de l’insomnie

j’essaie de labourer le creux de ton épaule
et pourtant
je sens un vide familier
je suis bien éveillé

d’où viens-tu ?
je crie
je jette l’ancre
le navire s’enlise dans les algues du cauchemar
et je tangue et je roule
je vais couler !

non!
tu me tends les bras !
ce petit bout de nuit tient lieu d'éternité
tu m'as atteint encore !
je suis enraciné

***

lève-toi vite, ô spectre bien-aimé

que je monte sur toi comme esquif sur la mer
pour nous épanouir dans l’écume changeante
dans la sauvagerie des saisons
pour soulever des hampes de lumière
rougir nos fleurs de sang
et trouver le chemin ivre des abysses

lève-toi vite, et fais trembler l’espace

aux rives du sommeil, dévore l’insomnie
écarte la pierre du tombeau
fais de notre vaisseau un gouvernail de vie
répare la douleur de l’horizon absent
sois ferveur, sois ferveur surtout
pour que dans le grand large un avenir se crée

Néanmoins, progressivement, le ton se fait moins véhément et, à partir du premier tiers du recueil, devient plus contemplatif comme si la douleur du deuil, tout en restant lancinante, cessait d’être une plaie vive, comme si l’écriture poétique possédait la vertu thaumaturgique d’un baume. En même temps que la douleur s’apaise, le souvenir, comme décuplé par la puissance des éléments, s’intensifie et se ramifie dans l’évocation des jeux de la mer et du navire, dans la contemplation des étoiles et des nuages, dans l’écoute du vent balayant la crête écumante des vagues, dans les manifestations de la vie cachée dans les profondeurs océanes… Il y a une communion totale, presque animiste, entre les éléments marins et la présence de la femme aimée maintenue vivante dans les mots du poème. Le recueil apparaît dès lors comme l'émouvante célébration d'un amour qui ne meurt pas et s'éternise, dans les royaumes sous-marins ou au plus profond du cœur du poète (qui conclut le recueil sur ce vers "morte, tu vis en moi plus que tous les vivants"), bien plus que comme un hommage à une défunte aimée.

(…) quand je vois le poisson volant / je te vois tromper et la mer et la Mort / je te vois traverser le sillage du temps / entonner le refrain de l’éternité (…)

sous la surface des eaux je regarde :
je te vois assise sur un trône
avec des hippocampes pour
pendants d’oreilles
des cheveux d’algues,
des mains tentaculaires

tes yeux de Méduse éclairent l’étendue liquide
la vague crie, l’écume éclate
la mer impitoyable flamboie
et cependant, pétrifiée, courbe
son front devant ton trône

et écartant l’écorce de ma bouche
en déplantant le sel amer de la douleur
en écoutant ton chant de sirène
je fais entrer l’abîme dans mon coeur

(…) arrachée de mon corps, je sais que tu m’attends / tu m’attends / partout où je peux te traquer / dans le chant de l’oiseau / dans l’écume des vagues / dans le sang que je bois, l’aile d’un papillon / à l’ombre des caps et des finistères / pour que je coure sur la mer / et même sur la lune où ton esprit me piège / … / et nulle autre que toi n’a déployé mes ailes / ni soufflé par ma bouche la saumure des mots (…)

dans l’innombrable flux des poissons de la mer
des grains de sable, des algues, du plancton
des embruns, des noyés de toutes encolures
des myriades de gouttes d’eau ou d’écume
des arcs-en-ciel presque invisibles

dans cette voix qui chante à chaque oscillation
cette voix qui roule et qui parle aux étoiles
qui donne des couleurs à l’incendie crépusculaire
pelage du soleil sur la crête d’horizon
et qui souffle des gerbes d’or dans le sillage

dans le vol étrange des pélicans
dans le vagissement des flots qui se fendent
et dans l’entr’aperçu d’un vague spectre
c’est toi que je devine
et qui ouvres pour moi une moisson marine

Outre l’évocation de la femme aimée, j'ai beaucoup apprécié la justesse des images portuaires (les grues broutant le ciel, etc.) et maritimes, qui ont fait écho à mes propres souvenirs de marin accoudé au bastingage du navire longeant une côte à la fois proche et inaccessible ou de quart la nuit, sous un immense dais d’étoiles comme les citadins n’en verront jamais ! Ces images, toujours entrelacées au souvenir de la femme aimée, tissent l'épaisseur d'une présence charnelle avec des images souvent, à la fois, originales et belles comme celle où l’auteur compare les ruissellements d’écume sur le bulbe d’étrave avec des jeux d’amour ou celle où, au passage de Panama, il imagine sa femme comme une passagère clandestine, seulement vêtue de ses mots, que personne n'a vu monter à bord... Avec quelques tournures qui avouent des réminiscences de lecture poétique (parfois un peu trop directement, - à moins qu’ils s’agissent d’hommage ? - comme les vers empruntés à Charles d’Orléans sur « le temps clair et beau » ou à Victor Hugo, dont « je sais que tu m’attends » est le vers pivot des Contemplations), ces images font également écho aux poètes de l’errance maritime, notamment « Le bateau ivre » qui est merveilleusement renouvelé en présentant les marins philippins, qui sont aujourd’hui les petites mains (cuisiniers, mécaniciens graisseurs, hommes à tout faire, etc.) de la flotte marchande mondiale et sont pourtant méprisés / exploités dans de nombreuses régions du monde (notamment en océan indien où « Filipino monkey » résonne tel un refrain obsessionnel sur la VHF), comme la version contemporaine des Peaux-Rouges et des haleurs du poème de Rimbaud…

je me souviens d’un bateau ivre / qui, un soir d’allégresse et de mélancolie / était venu s’égarer sur mon pupitre, / m’avait tenu la main pour que je le copie / sur mon cahier / son fanal éclairait mes pauvres mots / me voici à son bord témoin désolé / (…) / et que sont devenus les Peaux-rouges criards ? / je les vois Philippins, affairés, prisonniers / impassibles, cloués aux tâches les plus basses / ils rêvent doucement dans des ciels ignorés / de lendemains chargés des fleurs de leur pays

Néanmoins, malgré ses évidentes qualités et sa sincérité, le recueil me semble contenir quelques scories car certains poèmes (à l’opposé de l’écriture très épurée de, par exemple, Marcel Migozzi) sont parfois un peu prolixes, comme si le poète craignait de ne pas assez ouvrir son cœur. La densité du poème, en ne laissant pas une place suffisante au silence nécessaire pour faire pleinement résonner les mots, se dilue alors dans des images redondantes ou des métaphores excessivement filées. Par ailleurs, j'ai été surpris par le mélange du tutoiement, qui entretient l'ombre d'une présence familière, et l'emploi, à la fois fréquent et solennel, du mot "femme" (notamment au début du recueil) comme une sorte d'interjection qui enferme la présence suscitée dans une sorte d'abstraction conceptuelle, comme si la femme évoquée n’était plus Claire, cette femme aimée dont le prénom n’est cité que dans la postface et sur le 4ère couverture, mais une femme générique, image de toutes les femmes...

Eric Eliès - - 50 ans - 26 novembre 2016