Les nouvelles métropoles du désir
de Éric Chauvier

critiqué par Lucia-lilas, le 2 septembre 2016
( - 58 ans)


La note:  étoiles
Les lumières de la ville
Télérama n° 3135. Février 2010. Titre de la couverture : Halte à la France moche !
On y voit des hangars, un rond-point, des panneaux. Chacun de nous a ça pas loin de chez lui, me direz-vous. Oui, peut-être, n’empêche, j’imagine la stupeur des gens qui ont reconnu LEUR ville. Parce que, dans une ville, il y a des gens qui vivent et moi, ça ne me plairait pas que l’on dise que ma ville est moche. Alors, les journalistes ont répondu qu’ils avaient choisi une photo, pas une ville. Bien naïfs ! Une image, pas des gens… Oui, mais les gens, eux, ont reconnu l’image qui représentait LEUR ville, ils ont reconnu Villebon dans l’Essonne et un élu dit dans le Parisien qu’il se sent stigmatisé, que ça ne lui plaît pas du tout, cette histoire et que chez lui aussi, il y a des quartiers historiques et que ces quartiers historiques, si les journalistes s’étaient donné la peine de les montrer, la France entière les aurait trouvés beaux et aurait peut-être eu envie d’aller faire un tour à Villebon (ça, c’est moi qui ajoute) mais là, non, c’est sûr, personne ne viendra passer ses vacances à Villebon, non, PERSONNE…
J’imagine aussi la tête de l’élu lorsqu’il a découvert l’article de messieurs Xavier de Sarcy et Vincent Rémy intitulé « Comment la France est devenue moche », article dans lequel les deux journalistes se proposaient de faire « l’historique illustré de ces métastases périurbaines ». Je ne sais pas quel effet la lecture du terme « métastases » a eu sur lui, s’il s’est senti devenir « de trop », une espèce de tumeur maligne qu’il faut se presser d’enlever sous peine de mort, s’il a eu le sentiment qu’on devait tout raser (et lui avec), bref s’il s’est dit qu’il vivait sur un « non-lieu » et qu’il était personne. En tout cas, il était en colère et je le comprends bien.
Un autre non plus n’était pas content : c’est Eric Chauvier, anthropologue, et il l’a dit dans le livre qu’il a publié en 2011 Contre Télérama. Qualifier ainsi ces lieux, c’est exclure les gens qui y vivent, ce qui est un motif de colère. Et, dépassant les critères d’ordre esthétique (c’est beau, ça n’est pas beau), il a voulu comprendre ce qui se passait dans ces zones périurbaines car finalement, on ne le sait pas.
On retrouve cette problématique dans son dernier livre Les Nouvelles Métropoles du désir. Eric Chauvier souhaite passer par la littérature pour parler d’anthropologie et c’est ce qu’il fait.
Un homme branché, type hypster, belle barbe, chemise bûcheron, lunettes grosses montures, passe. Trois gamines de banlieue, jogging baggy, veste à capuche, baskets montantes, le voient. Lui ne les voit pas, lui les ignore : elles n’appartiennent pas à son monde, elles sont en dehors de SON monde, elles viennent de nulle part, d’un lieu qui n’existe pas, elles n’ont rien et ne sont rien, malgré leurs efforts pour ressembler à quelque chose. Elles essaient mais savent qu’elles ne feront qu’imiter, qu’elles resteront des espèces de contrefaçons ridicules et qu’elles retourneront « dans l’obscurité » de leur périurbanité, dans leur « terra incognita », dans leur néant. « Ce jeune homme leur montre qu’il ne sait rien d’elles mais, plus encore, qu’il est en train de les transformer en motif éternel d’indifférence. »
Et c’est violent, peut-être encore plus violent que les coups de pied et de poing qu’elles vont lui asséner. Elles frappent pour montrer qu’elles existent parce qu’elles n’ont pas les mots pour le dire et que personne n’est là pour les écouter.
Elles n’ont ni raison ni tort, le problème n’est pas là. Il est dans le fait que la métropole lumineuse crée des envies terribles : c’est là qu’est la vie, la beauté, la richesse. Ça brille et « les occupants des limbes » étouffent de désir et de rage.
Le narrateur observant la scène suit l’homme dans un bar branché du coin et observe les mimiques des clients qu’il ressent comme des étrangers. Il essaie d’interpréter leurs codes, leur langage, émet des hypothèses pour décrypter le fonctionnement de ceux qui mènent la danse, au milieu de la piste, sous les projecteurs, au cœur de la ville, de la métropole du désir.
Et surtout il tente désespérément de commander une bière mais comment commande-t-on une bière dans un lieu super branché ? Mystère !
Un petit livre passionnant : merci à Eric Chauvier de nous avoir, par la littérature, ouverts à l’anthropologie et permis de comprendre les rapports de force qui se jouent et dont nous sommes chaque jour témoins.
Si cela pouvait permettre d’éviter parfois certains jugements hâtifs…
La morgue des "hipsters" 8 étoiles

Le narrateur (l'auteur ?) décrit dans les premières pages de ce court essai comment il flâne dans le centre marchand de sa ville, réceptif malgré lui à l'ambiance capitaliste et propice aux achats qui flotte dans ces rues marchandes. Cet ordre est troublé par l'irruption de trois jeunes filles de la banlieue qui abordent et passent à tabac un jeune homme au look branché ("hipster"), symbole d'une réussite que n'auront jamais ces banlieusardes. Le jeune homme en question se relève (il n'est pas trop amoché par l'agression), en plein déni de ce qui vient d'arriver, il refuse toute aide et se rend dans un bar branché. Intrigué, le narrateur l'y suit.

La seconde partie de l'essai, qui en fait l'essentiel, se passe dans ce bar branché. Le narrateur-auteur se livre à son métier d'anthropologue et observe la faune de ce genre de bar. Lui-même est complètement transparent dans ce bar, ne maitrisant pas les codes il ne parvient même pas à commander une bière. En observant ces jeunes, plein de morgue et de l'assurance des "possédants", il comprend ce qui s'est passé avec l'agression des trois jeunes furies : cette indifférence pleine de morgue des habitants de l'hyper-centre est génératrice de violence de la part des "déclassés", ceux qui viennent des limbes (les banlieues).

Dans la conclusion, l'auteur pousse le raisonnement plus loin et en vient à affirmer que ces gens de la classe possédante ont besoin de l'envie qu'ils suscitent chez ceux qui en sont exclus, afin de stimuler leur libido et garder leur pouvoir de terroriser les autres, ceux des banlieues. Cette partie est assez dense et la pensée de l'auteur n'est pas évidente à saisir (j'ai relu cette conclusion, juste une page ou deux, trois fois !).

Il s'agit d'un petit essai bien écrit et bien édité (la couverture est très belle) mais assez dense. Il y a des réflexions très intéressantes par exemple sur les paroles d'un célèbre rappeur, des paroles très violentes. Ce rappeur est populaire aussi bien dans le milieu branché que dans les banlieues mais avec la grosse différence que dans les banlieues ses paroles sont prises au premier degré tandis que dans les milieux branchés c'est au deuxième degré. C'est un court essai mais dense donc, qui fait réfléchir sur la violence que génèrent les inégalités et les banlieues. Quant à moi je me suis rendu compte que je ne connaissais finalement aucun de ces deux mondes : ni les hyper-centres urbain branché ni les banlieues dans lesquelles les paroles de haine d'un rappeur sont prises au premier degré. Ce genre de lecture est vraiment salutaire pour essayer de décoder ce qui se joue dans cette nouvelle forme de la lutte des classes.

Saule - Bruxelles - 59 ans - 29 décembre 2016