Solomon Gursky
de Mordecai Richler

critiqué par Myrco, le 7 mars 2018
(village de l'Orne - 75 ans)


La note:  étoiles
Jeu de pistes
Que de critiques enthousiastes n'ai-je pas lues ici ou là sur ce pavé réédité récemment dans une nouvelle traduction, que beaucoup présentent comme le chef d'œuvre de l'écrivain juif montréalais anglophone Mordecai Richler!
On ne peut nier le caractère brillant de cette saga qui met en scène, de manière assez peu conventionnelle, une "dynastie" juive sur plusieurs générations. On ne contestera ni l'ampleur du projet, ni l'érudition qui le sous-tend, ni la maîtrise éblouissante d'une construction plutôt acrobatique. Mais si l'auteur avoue avoir failli renoncer plusieurs fois à son projet, j'avoue avoir, en tant que lectrice, failli faire de même.

Alors oui, Richler brasse une foultitude d'évènements historiques ou d'actualité qui ont marqué différentes époques, depuis la première moitié du XIXème aux années 1980, à l'échelle canadienne ou mondiale, évoquant aussi bien la grande vague d'immigration au Canada que la disparition de Marilyn Monroe ou la Longue marche de 1935 en Chine pour ne citer que ceux-là parmi tant et tant d'autres. Mais si la promesse se voulait alléchante, "Fresque totale de l'Amérique du Nord, de la fin du Far West au début de l'industrialisation, en bifurquant par la Révolution russe, la Seconde Guerre mondiale et les seventies" (4ème de couverture) la réalisation limitée à un survol élémentaire voire réduite à citations (à quelques exceptions près comme la relation de l'expédition Franklin dans l'Arctique en 1845) m'aura laissée sur ma faim, même si j'ai pu glaner au passage quelques informations intéressantes.
Dans le même ordre d'idées, l'auteur nous noie sous une avalanche de noms dont on finit par renoncer à savoir s'ils correspondent à des personnages réels ou fictifs, d'autant que pour un public franco-français, nombre de personnalités du monde québecois nous sont totalement inconnues.

Dans ce contexte, en une succession parfois fastidieuse de va-et-vient d'une époque à une autre, d'un personnage à un autre, Richler entraîne, non sans malice, son lecteur dans une sorte de jeu de pistes plus ou moins labyrinthique semé de nombreux indices (que l'on ne décrypte souvent qu'ultérieurement) sur le chemin de la vérité de l'histoire de la famille Gursky: une famille parvenue à la tête d'un empire dans le domaine des spiritueux et d'une immense fortune bâtie à l'origine sur le trafic d'alcool pendant la Prohibition, par trois frères, Bernard, Solomon et Morrie.
Le récit s'articule autour de deux pôles intimement liés: d'une part cette famille, et d'autre part la vie de Moses Berger, juif lui aussi, alcoolique invétéré, écrivain raté jadis plein de promesses mais victime d'un père jaloux. Moses, qui entretiendra des liens avec les enfants de Solomon, va consacrer sa vie à tenter de reconstituer et d'écrire l'histoire de cette lignée, à la poursuite notamment de la vérité sur le mystérieux et insaisissable Solomon supposé mort dans un accident (?) d'avion. A cet égard, le titre original "Solomon Gursky was here" rend beaucoup mieux compte de l'approche de son parcours que ne le fait le titre choisi pour la traduction française. Beaucoup de flou et d'incertitudes demeureront sur le cheminement de ce personnage intrigant.
L'autre figure qui concentre également, de mon point de vue, le sel de cette histoire, est celle d'Ephraïm, le grand-père, personnage sulfureux, manipulateur et concupiscent, escroc et faussaire, dont le parcours rocambolesque l'aura mené des mines de charbon de l'Angleterre de 1830 aux confins du Cercle Polaire chez les inuits en passant entre autres par les bas-fonds de Londres.
Toute l'originalité du roman réside évidemment dans le parti pris et l'art de Richler de manipuler son lecteur entre réalité et mensonge, des aventures d'Ephraïm nous parvenant par exemple au travers des mémoires de Solomon "magnifiées non par un mais par deux ego surdimensionnés". Et pour ajouter à l'aspect énigmatique, planeront sur eux tout au long du roman, comme un totem, l'ombre de mystérieux corbeaux.
On se gardera de croire, au vu de cette tentative de compte rendu (l'œuvre est dense) que le récit se focalise sur les seuls personnages évoqués jusqu'ici. Ceux plus insipides de Bernard, de Morrie et de leurs descendants y ont largement leur place mais alimentent des passages où (de mon point de vue) le roman tend à s'essouffler de même que ceux consacrés à la vie de Moses, responsables de nettes baisses d'intérêt.

Sur le fond, Richler, fidèle à son image, nous livre à travers son regard lucide et incisif une vision bien peu valorisante du monde qu'il décrit. Sa dent dure n'épargne personne dans son entreprise de dénigrement: ni la communauté juive, ni la communauté francophone, ni l'establishment, ni finalement la population canadienne dans son ensemble qu'il qualifie de "ramassis de descendants mécontents de peuples vaincus".
Quant à son humour s'il est présent sans l'être autant que je l'aurais espéré, je l'ai trouvé assez inégal, tantôt subtil et savoureux, tantôt sombrant dans la facilité voire le graveleux.

En conclusion pour moi: un roman certes brillant, une option originale mais frustrante et un peu vaine, et finalement une lecture assez fastidieuse et d'intérêt très inégal dont je n'ai pas retiré le plaisir escompté.

P.S: A noter qu'un glossaire des termes yiddish employés aurait été bienvenu.
Dur à suivre 7 étoiles

Mon troisième Mordecai Richler. J'avais adoré "Le monde selon Barney" et "L'apprentissage de Duddy Kravitz", mais je suis un peu moins pâmé sur celui-là, qui a pourtant été nominé pour un prix Booker.

Il y a de nombreux passages où l'on retrouve l'humour auto-dérisoire et la verve qui caractérisent Richler, mais il se perd aussi souvent dans ses ambitions de grandeur. La structure du livre est complètement éclatée et on passe d'une époque et d'un personnage à un autre sans qu'un fil conducteur ou une logique précise ne détermine l'ordre des chapitres. On a parfois l'impression que le roman a été écrit de façon linéaire et brassé dans un chapeau de manière aléatoire pour déterminer la séquence des événements.

Mais bon, je ne voudrais pas être trop négatif; quand c'est bon, c'est très bon. C'est surtout inégal. On se passionne pendant 40 pages pour s'endormir pendant 30. L'originalité et la recherche sont indéniables mais ne garantissent pas le plaisir de lecture.

ARL - Montréal - 38 ans - 15 octobre 2020