Tout ce qui est solide se dissout dans l'air
de Darragh McKeon

critiqué par Marvic, le 5 juin 2016
(Normandie - 66 ans)


La note:  étoiles
Des gens ordinaires
C'est une journée banale en Russie.
Evgueni, jeune prodige de 9 ans, sort de l'école et se fait agresser par deux camarades.
Grigori Brovkin, chirurgien réputé, se rend à l'hôpital pour une longue journée après quelques longueurs à la piscine.
Maria, ouvrière dans une usine après avoir écrit des articles dissidents dans des journaux, ex-femme de Grigori, tante d'Evgueni, donne quelques cours avant d'amener son neveu à l'hôpital,
Artiom, 13 ans, s'apprête à vivre une grande journée : il va enfin pouvoir aller à la chasse avec les hommes du village. Mais cette journée ne se déroulera pas comme prévu : d'abord la découverte d'un troupeau de bœufs couverts de saignements.
"C'est l'instant suivant qui marque le début d'autre chose, un léger basculement dans l'ordre naturel, le moment qu'ils rapporteront dans les milliers de conversations qui marqueront leur vie à venir."
Puis les oies, après le premier tir, au lieu de s'envoler, qui "s'élèvent et retombent au sol".
C'est le 26 avril 1986. Ils sont à 10 km de Tchernobyl.
"C'est le même ciel que nous avons toujours connu. Il est seulement d'humeur différente."

Le destin de milliers d'hommes et de femmes est en train de basculer ; et c'est en suivant ces personnages attachants que nous allons suivre cette catastrophe.
Celui de Grigori, plongé au cœur de la zone, qui comprend le fléau, muselé par le système, alors qu'il sait ce qui va arriver et ce qu'il faudrait faire.
"Aucun représentant de l'autorité n'a mis les pieds ici en dépit de ses demandes quotidiennes. Il veut qu'ils viennent là, dans cet endroit où les idéologies, les systèmes politiques, la hiérarchie, les dogmes, ne sont plus que des mots creux qui appartiennent à des dossiers relégués dans des bureaux poussiéreux. Aucun système de pensée ne peut justifier pareille réalité."

Le jeune Artiom, évacué en urgence avec sa famille, va faire partie des pestiférés dans son propre pays, parqués comme du bétail dans des conditions épouvantables et découvrir l'inhumanité.
Et la vie des moscovites qui continue, dans une ignorance édifiante, encore plus difficile, encore plus pauvre, encore plus muselée :
"Il faudrait un gros tuyau d'arrosage pour nettoyer toute l'Union soviétique, faire table rase du passé. Virer ceux qui sont au pouvoir. Promouvoir les personnes de talent. Écouter les nouvelles idées. Il faudrait procéder à tout cela, mais ça n 'arrivera jamais. Le système ne le permettra pas."

Un roman remarquablement humain à travers les vies de ces gens ordinaires.
Darragh McKeon nous plonge au cœur du drame, tout en nous montrant le courage, la dignité ou la résignation de ces hommes et ces femmes, sans larmoiement ni pathos.
Une très belle découverte.
L’horreur de la situation en URSS avant la « Glasnost » 7 étoiles

Ce roman est avant tout un réquisitoire implacable sur l’horreur de la vie « réelle » en URSS avant le dégel de la « Glasnost ». Bien sûr, la catastrophe de Tchernobyl joue un rôle pivot dans le roman mais c’est un simple vecteur. Le véritable sujet est la manière dont le pouvoir soviétique s’est comporté, niant l’ampleur de la catastrophe, sinon la catastrophe elle-même ( !). L’idéologie liée à la toute-puissance conduisent forcément à des régimes dictatoriaux niant l’être humain en tant que tel.

"Tu connais l'histoire du paysan qui élève des poulets ? demande-t-il à Maria.
- Non, je ne crois pas.
- Un matin, un éleveur de poulets se réveille, il va nourrir ses volailles. Dix d'entre elles sont mortes. Sans la moindre raison. Elles étaient en pleine santé, parmi les plus solides, alors il se pose des questions. Il a peur que le reste du poulailler soit touché, aussi il décide d'aller demander de l'aide au camarade Gorbatchev. "Donnez-leur de l'aspirine", lui répond le secrétaire général du Parti. Le paysan fait comme il lui a dit et dix autres poulets meurent dans la nuit. Il retourne voir Gorbatchev, qui lui conseille de leur administrer de la pénicilline. Il leur en donne, mais le lendemain matin toutes les volailles ont crevé. Le fermier est désespéré. "Camarade Gorbatchev, lui annonce-t-il, tous mes poulets sont morts. Quel dommage, répond le premier secrétaire, j'avais encore plein d'autres remèdes à essayer."

C’est ce qui se passait en URSS, ce qui se passe en Russie actuelle et, pas mal non plus, en Chine. Il y en a d’autres certainement mais ces deux-là ne sont pas mal !
C’est donc ça le sujet du roman. Et Darragh McKeon passe par le biais de quatre destinées pour nous faire comprendre sa vision des choses.
Evgueni, un garçon de 9 ans, moscovite, qui présente un don marqué pour le piano et qui se fait persécuter par ceux de son âge.
Maria, la tante d’Evgueni, femme cassée par le pouvoir en place. Elle est devenue ouvrière vivotant misérablement après avoir écrit dans une revue contestataire en tant que journaliste.
Grigori, chirurgien moscovite promis à un bel avenir, qui s’est retrouvé séparé de Maria (il est son ex-mari), mais qui, surtout, sera réquisitionné pour aller porter secours après la catastrophe.
Artiom, l’adolescent biélorusse (Tchernobyl - en réalité la Centrale est à Pripiat - est en Ukraine mais tout proche de la frontière biélorusse), qui assiste lors d’une séance de chasse de bon matin aux évènements lumineux remarquables qui se produisent dans le ciel au moment de la catastrophe.
Ce qui n’est pas remarquable par contre, c’est l’attitude des autorités soviétiques qui condamnent sciemment des milliers, dizaines de milliers, d’êtres humains, sacrifiés sur l’autel de la propagande et de la « ligne du Parti ». Seul en fait de nos personnages, Grigori possède les compétences pour mesurer ce qui se déroule et le drame auquel on condamne toute une population exposée. Mais il entre ainsi dans un phénomène de dissidence avec tout l’ostracisme et la mise en danger que cela peut générer.

« La dispute s'est ainsi poursuivie pendant une demi-heure, jusqu'à ce que Grigori, vaincu, ramasse son sac et le pose sur ses genoux.
"La ville possède des réserves d'iode - je connais la procédure en cas d'attaque nucléaire. Au moins, versez-les dans l'eau potable.
- Vous l'avez dit vous-même, docteur, ces réserves sont là pour être utilisées en cas d'attaque nucléaire.
- Donc nous protégeons les nôtres de l'impérialisme capitaliste, mais pas de leurs congénères ?
- Sortez d'ici avant que j'ordonne votre arrestation pour propagande antisoviétique.
- Il n'y a pas que l'air qui est contaminé. Il y a votre esprit aussi.
- Dehors ! »

Ce qui est le plus surprenant dans cet ouvrage n’est pas ce qui est écrit ; ça fait belle lurette que le « paradis soviétique » avait fait long feu et que la propagande ne trompait plus personne. Non, le plus surprenant c’est que « Tout ce qui est solide se dissout dans l’air » soit un premier roman, d’un jeune auteur irlandais !
Un sacré premier roman plein d’audace et d’humanité pour un monde qui en manque largement. D’audace et d’humanité.

Tistou - - 68 ans - 26 avril 2018


"combats humains, combats de chiens" 9 étoiles

Darragh McKeon dans Tout ce qui est solide se dissout dans l’air, situe principalement son roman en Union Soviétique, de la catastrophe de Tchernobyl à nos jours. Nous connaissons tous ce que fut l’État soviétique avant la Perestroïka et nous savons la manière désastreuse dont ces dirigeants ont géré la catastrophe nucléaire, préférant sacrifier des populations entières au nom de la préservation de la sacro-sainte Patrie et de son idéal politique. Peut-être avez-vous lu beaucoup de livres sur ce sujet, certains parfois insoutenables, révoltants ou poignants – la supplication de Svetlana Alexievitch est tout cela à la fois – et on peut se demander ce qu’un jeune auteur irlandais pourrait apporter de plus sur un tel sujet ?

Darragh McKeon ne s’attache pas spécialement à la tragédie qui s’est déroulée, même si c’est forcément un point central de son récit, mais plus aux personnages dont la vie va, pour chacun différemment, être impactée par cette catastrophe. Comment peut-il en être autrement ? C’est la première chose qui vient à l’esprit. Comment peut-on organiser sa vie après ça ? Et bien, Maria, Evgueni, Sofia, Artiom et tant d’autres l’ont pu. Et pour une raison fort simple : la désinformation, alliée à une répression de fer et une mise à l’écart des victimes (populations proches, liquidateurs, etc) a paralysé et anéanti toute réaction de masse possible. Seul Grigori, chirurgien appelé sur les lieux de la catastrophe, se démène avec les armes qu’il a et un sacré courage pour essayer d’informer, soigner, sauver, agir…, sidéré et révolté par les décisions prises au plus haut degré de l’État et suivies passivement et sciemment en toute connaissance de la situation et des conséquences d’une telle obéissance. Seul, il lutte, jusqu’à ce qu’il ne se contente plus que de soigner, apaiser les maux, et sauver le peu de vies qui peut encore l’être. Et pour combien de temps…

"combats humains, combats de chiens".

On a cette impression terrible que ce drame sans nom, aux conséquences qu’aucun autre état du monde n’avait encore eu à gérer dans son histoire, ne pèse pas bien lourd devant le poids de la répression, la peur d’être dénoncé pour dissidence, de perdre son emploi, de ne plus pouvoir subvenir au besoin de sa famille…

"Il faudrait un gros tuyau d’arrosage pour nettoyer toute l’Union soviétique, faire table rase du passé. Virer ceux qui sont au pouvoir. Promouvoir les personnes de talent. Écouter les nouvelles idées. Il faudrait procéder à tout cela, mais ça n’arrivera jamais. Le système ne le permettra pas".

Il y a quelque chose de pathétique dans leurs histoires et pourtant, on se demande comment il aurait pu en être autrement. Et c’est triste et déprimant d’en arriver à cette conclusion. Mais tant que les Hommes seront prêts à TOUT pour défendre une idéologie, tant que les réalités imaginaires (quelles qu’elles soient : religieuses, politiques, et même humanistes…) auront plus de valeur que la réalité des êtres de chair et de sang, des terres et des océans, … voilà ce qu’il en coûtera ! Voilà le prix qu’il nous faudra payer !

Dixie39 - - 54 ans - 24 février 2018


Avril 1986 en URSS 5 étoiles

A la lecture de la quatrième de couverture, on pourrait croire que "Tout ce qui est solide se dissout dans l'air" traite de ce qu'il est convenu d'appeler la catastrophe de Tchernobyl (oui, parce qu'au final, la centrale ne se trouve pas à Tchernobyl...), et de ses conséquences sur la vie des Russes. C'est vrai en partie seulement, et seulement pour deux des quatre personnages principaux de ce roman de Darragh McKeon. De mon point de vue, ce livre décrit surtout la vie en URSS au travers du quotidien de 4 personnages de milieux plus ou moins différents, et liés entre eux (une tante et son neveu, séparée du chirurgien qui rencontrera plus tard le jeune homme expulsé de son village). Et avant même la catastrophe en question, ce quotidien n'est pas bien rose : l'argent comme la nourriture, l'amour ou la reconnaissance, manquent. Le système communiste agit comme une chape de plomb sur la personnalité, les valeurs et le comportement de chacun, avec le risque à tout moment de déplaire à de hauts fonctionnaires, avec les sanctions associées. Le destin de chacun semble impossible en dehors de l'avenir tout tracé par le parti, et chaque pensée peut conduire à la dissidence. Quant à "l'incident" de la centrale nucléaire, il n'apparait que plus tard dans l'ouvrage, une fois le contexte posé, et on aurait pu s'en passer sans problème. Au final, seulement quelques pages sont consacrées à cet évènement, qui servira de révélateur à la rébellion de Grigori, et apparait comme un exemple particulièrement frappant de l'ingérence de cette époque, mais au final au même titre que les autres (par exemple, sont plus ou moins évoquées : les déportations dans les goulags, la désinformation, l'obligation de pensée unique...).

Je n'ai pas tellement apprécié ce livre. L'histoire peine à s'installer, circonvoluant entre les peines de cœur du médecin, les démêlés d'Evgueni avec ses collègues de classe, et les envies de rébellion de Maria. L'écriture, ou en tout cas sa traduction, manque parfois de fluidité et s'associe à un style froid, presque clinique, des phrases au présent de l'indicatif, qui ont maintenu tout au long de ma lecture une barrière entre moi et ces personnages bien malmenés. Et puis, il y a des moments où je suis carrément passée à côté de l'histoire, par exemple, je n'ai pas compris l'enchainement logique entre les évènements du livre et la prise d'otage ratée de l'usine, cette même nuit qui se transforme en folie furieuse pour Evgueni qui commet l'irréparable avec toute sa ferveur d'enfant. Une lecture un peu décevante pour ma part...

Ellane92 - Boulogne-Billancourt - 49 ans - 11 janvier 2018


Le jour d'après 6 étoiles

A travers quelques protagonistes, on découvre comme dans les romans sur les peuples opprimés un quotidien pas si chouette, une lutte de tous les instants et la relation éternelle des hommes à ce et à ceux qui les entoure. Dans ce livre, ce qui les entoure va devenir une des pires catastrophes nucléaires de tous les temps. Bien narrée avec un réalisme froid et une absence d'empathie, un détachement constant, cette histoire nous plonge dans le concret de ce peuple condamné par l'irresponsabilité des hommes.
J'ai plutôt bien aimé mais j'aurais préféré des personnages plus attachants.

Traffic - Marseille - 55 ans - 25 septembre 2016