Le cycliste de Tchernobyl
de Javier Sebastián

critiqué par Myrco, le 24 janvier 2016
(village de l'Orne - 75 ans)


La note:  étoiles
Entre travail d'investigation et création romanesque...
Le 26 avril 1986 avait lieu l'explosion d'un réacteur de la centrale nucléaire de Tchernobyl avec les conséquences que l'on sait (ou pas). Trente ans après, l'actualité de notre vieille Europe a un peu relégué ces évènements à l'arrière-plan de nos mémoires et de nos préoccupations. Pourtant, non seulement certains de leurs effets perdurent et le problème n'est pas totalement résolu, mais la menace de l'éventualité de telles catastrophes demeure comme en témoigne la plus récente catastrophe de Fukushima.


Javier Sébastian s'est emparé de ces faits pour nous concocter un roman à part, à la structure un peu complexe, sorte de docu-fiction, patchwork de plusieurs niveaux de récit qui s'organisent en un ouvrage d'équilibriste, nous baladent dans le temps et l'espace, entre données informatives avérées et recréation romanesque.


A Paris, dans les années 2000, un vieux monsieur qui ne semble pas en possession de tous ses moyens, est abandonné dans un self-service des Champs-Elysées, sous les yeux du narrateur, un espagnol venu participer à un colloque professionnel. Pour s'être préoccupé du sort de cet homme, notre narrateur, au comportement un peu naïf et décalé, mais plein de bonnes intentions, va se retrouver embarqué dans une aventure improbable, un peu rocambolesque, une sorte de course-poursuite aux accents de pseudo-récit d'espionnage qui finira par le mener jusqu'en Ukraine.
Ce fil narratif, même s'il a toute son utilité dans la construction du roman et supporte le récit du personnage central qui va peu à peu livrer son histoire en lien avec la catastrophe, présente à mon sens des aspects assez dénués d'intérêt, peut-être dans une tentative de l'auteur d'introduire une note plus légère dans un propos particulièrement grave.

Parallèlement, dans un temps qui s'avèrera un peu antérieur, l'auteur nous propulse dans la ville fantôme de Pripiat (effectivement située à 3 kms de la centrale) au cœur de la zone contaminée. Là, un homme - qui deviendra le fameux cycliste - se terre dans le froid, se crée d'abord l'illusion de ne pas être seul, puis découvre peu à peu que d'autres habitants, pour des raisons diverses, sont revenus dans la zone interdite et s'efforcent de survivre tout en se sachant condamnés à plus ou moins brève échéance. Tous ensemble vont tenter de recréer une petite communauté solidaire, un semblant de vie "normale". L'auteur donne ici la mesure de son talent littéraire. Dans cet univers post-apocalyptique, abandonné, glaçant et qui prend parfois une tonalité surréaliste, il donne vie à une galerie de personnages qu'il anime avec une certaine tendresse par le biais de détails ou anecdotes parfois insolites.

Ces deux fils narratifs vont évidemment se nouer tout en se mêlant à un autre niveau de discours à la fois plus factuel et plus analytique qui distille à travers témoignages, données scientifiques, extraits de rapports, etc... la réalité de ce qu'a été la catastrophe de Tchernobyl: ses causes (à travers les différentes hypothèses qui ont été émises), sa gestion défaillante par les autorités, les conséquences sanitaires sur les populations. L'auteur a su doser et répartir toutes ces données informatives de telle sorte que cela ne soit jamais indigeste.


"Le cycliste de Tchernobyl" se lit à la fois comme un hommage et une dénonciation.
Hommage d'abord au professeur Vassili B. Nesterenko qui a réellement existé - à l'instar d'autres personnalités citées - et dont son personnage central, Vassia, est très librement inspiré. Non seulement ce physicien biélorusse, alors un des pontes de l'énergie nucléaire en URSS, fut un des liquidateurs (l'épisode de l'hélicoptère où il survole la centrale pour décider de la stratégie à adopter s'appuie sur des faits réels) mais il a ensuite consacré le reste de son existence à lutter à la fois pour alerter l'opinion publique internationale et pour limiter les conséquences sanitaires sur les populations, à l'encontre de l'entreprise de désinformation des autorités soviétiques et du lobby nucléaire international. Son action lui valut des menaces du KGB et des attentats à sa vie.
Hommage également à toutes les victimes, ces héros qu'ont été les liquidateurs, mais aussi les victimes "ordinaires" notamment à travers cette communauté imaginée par l'auteur, leur combat pour remettre au premier plan leur humanité, la normalité de la vie tout simplement, leur résistance face au règne de l'absurdité, face à l'incurie et au mensonge de ceux qui décident et tiennent nos vies entre leurs mains.

Dénonciation parce que le propos est évidemment militant et l'objectif de l'auteur semble bien de nous injecter une piqûre de rappel destinée à réveiller nos consciences face aux dangers du nucléaire non maîtrisé et plus particulièrement susciter notre vigilance face à toute entreprise de désinformation en la matière.
Mais l'ouvrage ne sacrifie pas pour autant la fantaisie créatrice et le caractère littéraire du projet.


En conclusion, un roman engagé, profondément humaniste, qui parvient à trouver l'équilibre entre l'édification du lecteur et la valeur littéraire. Un pari difficile... plutôt bien tenu.
Prise de conscience 8 étoiles

Sans doute que Monsieur Sebastian a écrit ce livre pour des lectrices et lecteurs comme moi, qui connaissaient la catastrophe de Tchernobyl, mais qui, après les premiers émois passés, l'ont bien vite oubliée. C'est vrai que c'était loin de chez nous, qu'on n'a jamais su réellement jusqu'où s'est étendu le nuage radioactif, et que ces pauvres gens ont dû être évacués, sauf que...

A la lecture du "Cycliste de Tchernobyl", on apprend mille choses. Ce roman, intelligemment construit, nous raconte l'histoire d'un homme responsable des poids et mesure de son pays, "Deux kilos", qui découvre un vieil homme délaissé dans un self service des Champs Elysées. Situation incongrue et presque loufoque, le début intrigue fortement, on croit à une farce. Seulement cet homme, Vassia, représente Vassili Nesterenko, un des rares scientifiques à avoir alerté les autorités des dangers de la catastrophe, recherché, menacé de mort...
Là le sang se glace, on écoute l'histoire de cet homme, son sacrifice, celui d'autres hommes qui ont essayé d'éradiquer le danger, on découvre petit à petit l'histoire de Pripiat, ville à quelques kilomètres de la centrale, et on se rend compte avec effroi que des gens ont continué à y vivre, en dépit de tous les risques, parce que c'est leur terre, ils y ont grandi, vécu, ils y ont mille souvenirs, leurs morts y sont enterrés, ils refusent d'abandonner leur maison qui, sans leur présence se détériorait plus vite, ils mangent les produits de leur jardin après les avoir lavés à l'eau de Javel. Bref, on croit faire un mauvais rêve, mais ces faits sont avérés par divers témoignages, même si l'auteur prend quelques libertés, le but est de révéler une vérité bien effrayante. Les autorités ont tu le danger, ou l'ont amoindri, presque effacé, et pourtant les ravages ont été conséquents.

C'était ça, ou quitter tout de suite Pripiat. Car, s'ils préféraient, ils pouvaient accepter un emploi dans une ferme des environs de Paris. Salaire minimum, huit heures de travail, dimanches fériés. Un toit pouvait leur être offert en Seine-Saint-Denis, la nourriture c'était à part.
Pendant quelques minutes, personne ne sut quoi dire. Evgueni Brovkine savait que c'était leur manière de réagir, attendre pour voir ce que disaient les autres, se soumettre à la volonté commune, le premier à parler exprimant la pensée de tous.


Que dire de plus ? Javier Sebastian nous ouvre les yeux sur ce que nous n'avons pas voulu voir, ou ignoré tout bêtement. Parce que le manque de curiosité parfois ne nous pousse pas à en savoir plus, parce que nous ne sommes pas directement ou intimement concernés, parce que de loin le danger n'effraie pas. Et pourtant...

Une prise de conscience bien tardive que je dois à ce livre...

Nathafi - SAINT-SOUPLET - 57 ans - 4 juillet 2016


Retour à Pripiat 5 étoiles

Difficile de savoir en entamant la lecture, le point commun entre un homme solitaire dans la ville de Pripiat, un vieil homme abandonné dans un fast-food et le délégué aux poids espagnol mangeant tranquillement sur les Champs-Élysées.

Quelques pages plus tard, je pensais entrer dans l'univers un peu ubuesque de Paasilinna ; des péripéties amusantes, tendres parfois dramatiques mais narrées de façon drôle.

Mais ce n'était pas cela. On découvre qui est Vassili Nesterenko dit Vassia : un éminent scientifique ukrainien plongé au cœur de la catastrophe de Tchernobyl.
"Si avec le feu, en plus du plomb qu'on déverse, la dalle du bloc 4 fondait et s'effondrait, le magma se mélangerait à l'eau du sous-sol inondé. On pense que la masse critique atteindrait environ les 1400 kilos d'un mélange d'eau, d'uranium et de graphite. Dans ce cas, nous aurions une explosion nucléaire de 3 à 5 mégatonnes et toute l'Europe irait en enfer."

Rescapé de cet enfer, témoin majeur, il veut retourner à Pripiat, cette ville où s'est établie une petite communauté d'irréductibles, de "samosiol", décidés à rester dans cette ville contaminée, désertée, interdite.
"Alors me revinrent les jours avec Vassia, ceux qu'il avait vécus avec moi et les autres, ceux qu'il avait passés à Pripiat, à organiser une communauté de survie, mais aussi ceux dont il ne m'avait pas parlé et que j'inventais... Pripiat était la fin du monde, Pripiat était le néant absolu."

Le mélange des genres, des époques, les passages très techniques, l'alternance des narrations entre la communauté de survivants, et la vie de Vassia, ne m'ont pas passionnée.
À l'heure du triste anniversaire des 30 ans de la catastrophe, un livre comme un manifeste pour que l'on n'oublie jamais la bêtise humaine, les hommes, victimes oubliées d'enjeux mondiaux et surtout que toujours, le pire est encore possible.
(Sur le même thème, j'ai préféré le plus touchant "Tout ce qui est solide se dissout dans l'air" de Darragh McKeon)

Marvic - Normandie - 66 ans - 22 mai 2016


Théâtre d’ombres. D’ombres fantomatiques. Qui s’estompent … 8 étoiles

Théâtre d’ombres. D’ombres fantomatiques. Qui s’estompent, se diluent dans l’espace. Et même dans le temps. Sur la scène d’une des plus grandes tragédies de l’histoire humaine, Tchernobyl.
Javier Sebastian, écrivain espagnol, s’est manifestement senti concerné par ce qu’a vécu le physicien nucléaire biélorusse Vassili Nesterenko, qui, dès le drame d’Avril 1986 a ramé à contre-courant de la désinformation soviétique qui voulait minimiser les effets de ce qui s’était passé en Ukraine et a tout fait, au péril de sa vie (il a échappé à deux attentats) pour tenter d’alerter les opinions et sauver ce qui pouvait l’être.
Vassili Nesterenko, c’est Vassia dans le roman, un physicien nucléaire qui refuse de se renier et de faire comme si de rien était lorsque le drame se produit. Javier Sebastian trouve des accents poignants pour célébrer les « vies » hallucinées des cadavres ambulants, les « samiosols », qui errent dans Pripiat, la ville martyre à 3 km du site de la Centrale. C’est que Vassia en fait finalement partie, pour fuir les persécutions et intimidations physiques pour le faire taire. Fantôme de ville à l’atmosphère mortifère d’où refusent de partir des qui de toutes façons sont irrémédiablement condamnés.
Vassia s’en échappera un temps, pour tenter d’ameuter les opinions publiques. Il se retrouvera ainsi vieillard hagard abandonné dans un self-service d’une grande avenue de Paris. C’est ainsi qu’en héritera un scientifique espagnol de passage à Paris pour un Congrès sur l’homologation officielle du kilogramme, témoin de l’abandon du vieillard dans la salle du self-service ; une horreur.

« Elle se lève. Secoue les miettes de son chemisier. Pose les restes du repas sur le plateau avec la parcimonie de quelqu’un qui veut bien faire les choses, se lève et jette le tout dans une poubelle. Elle revient vers l’homme. Se penche un peu vers lui, comme si elle allait lui dire quelque chose à l’oreille, mais elle se ravise et se contente de replier le col de sa chemise qui était relevé sur la nuque. Elle lui donne un baiser sur le front, lui caresse le visage, un autre baiser, puis elle s’en va. Elle est partie. »

Pourchassé par les Services Spéciaux pour le faire taire définitivement, il est finalement contraint de revenir mourir à Pripiat, parmi les samiosols. Pripiat où notre scientifique espagnol, le narrateur de notre roman, va venir un temps s’échouer à la recherche de Vassia.
Curieuse ambiance que celle décrite dans ce « cycliste de Tchernobyl », dans un monde dévasté où l’ennemi est invisible, où l’on souffre mais avec une espérance de vie des plus réduite. Une ambiance pâle, décolorée, comme une photo en train de s’estomper parce que restée trop longtemps exposée au soleil …

Tistou - - 68 ans - 22 avril 2016