Le dernier arbre
de Tim Gautreaux

critiqué par Myrco, le 12 février 2016
(village de l'Orne - 74 ans)


La note:  étoiles
Superbe...
...d'intensité, de puissance, de pouvoir d'évocation, mais aussi d'humanité...entre ombre et lumière.

Le Bayou de Louisiane, dans les années 1920, au cœur d'une nature hostile, dans l'univers clos d'une exploitation forestière.
Au sein de cette petite colonie perdue au milieu de nulle part, dont Gautreaux recrée l'atmosphère de manière remarquable, des ouvriers, noirs et blancs, triment juste pour survivre et tentent d'oublier leur condition dans l'alcool frelaté qu'écoule, en pleine Prohibition, le saloon adjacent aux mains de Buzetti et de sa bande de mafieux en provenance de la pègre de Chicago.
Dans cet univers en marge, la loi s'incarne en la seule personne de Byron Aldridge, le constable, qui n'a d'autre ressource que des méthodes expéditives pour ramener l'ordre au milieu de bagarres endémiques, soutenu à distance par le vieux marshal Melville. Byron traîne derrière lui un passé destructeur. Fils aîné d'un riche propriétaire et négociant forestier basé en Pennsylvanie, engagé dans la Grande Guerre sur le sol français, il en est revenu complètement traumatisé et, tournant le dos à son destin tout tracé à la tête des entreprises familiales, il a préféré s'engager dans la police et disparaître.
Au début du récit, il vient d'être retrouvé à l'issue de plusieurs années de recherche commanditées par le père qui délègue alors son fils cadet, Randolph, à la fois pour prendre la direction de cette exploitation nouvellement acquise et ramener l'aîné dans le rang.
Ce sera pour Randolph un saut dans un monde auquel il n'était pas préparé, une expérience éprouvante qui réunira les deux frères dans un combat sans merci, un véritable bras de fer contre Buzetti et ses sbires dont les intérêts vont à l'encontre des leurs.

On ne peut s'empêcher de penser ici au western dont on retrouve de nombreux archétypes du genre. Mais en les transposant, Gautreaux y injecte d'autres éléments qui font de ce roman une œuvre dense et profonde, à la fois roman d'action qui nous emporte dans une montée en tension permanente, roman d'atmosphère, témoignage d'un monde révolu alors en pleine mutation technologique. Au-delà, il nous invite à une réflexion sur le temps et la violence, l'exploitation éhontée de l'homme et de la nature au nom du développement économique, s'inscrivant en cela à la fois dans la modernité et l'universel.

Si la violence est omniprésente, elle n'a rien à voir avec celle que nous assène une certaine littérature contemporaine qui se complaît dans un voyeurisme nauséabond. Certes, elle s'exprime au premier degré au travers des bagarres entre hommes transformés en brutes par l'alcool, du recours à la force des armes parfois pour en limiter l'impact, des méthodes radicales et sans scrupules utilisées par la mafia, des horreurs de la guerre dont le souvenir hante la mémoire des hommes et les transforme en machine à tuer. Mais, plus encore, nous sont données à voir et ressentir la violence sociale, celle liée à la discrimination raciale, celle infligée au travailleur perçu comme un rouage de la machine, jaugé à la seule hauteur de la productivité de son travail, mais aussi la violence des blessures infligées à la nature que ce soit par les obus déversés dans la forêt d'Argonne ou par la destruction implacable de la forêt primaire.

Pour autant, ce livre transpire de sentiments profondément humains au travers de personnages non manichéens: Byron, détruit, est "un homme qui pleure" et tente d'exorciser ses blessures et de retrouver le chemin de son humanité en écoutant sur son phonographe ses sempiternelles ballades sentimentales; Randolph, sous ses réflexes de bon capitaliste "patron de la scierie" est aussi capable du meilleur.
Même Crouch, bras exécuteur de Buzetti, incarnation du mal, se révélera victime avant d'être bourreau. Lumière, ai-je dit , car le roman s'éclaire, entre autres, de la force et de la beauté de l'amour fraternel, de la dimension de rédemption par l'éveil de la fibre paternelle que suscitera le sourire d'un enfant...

Nombre de passages méritent une mention particulière: le récit de guerre de Byron, intense et glaçant; le récit de l'expédition de rétorsion à l'aide du remorqueur contre l'établissement de Buzetti, jubilatoire; la scène qui confie au marshal son dernier rôle, cocasse... Mais plus encore, j'ai trouvé la fin poignante: la mort du Dernier arbre, le démantèlement de la scierie, ces ouvriers qui repartent aussi démunis qu'ils sont arrivés. Quant au tableau ultime: cette fuite en avant sur la draisine, métaphore de la course frénétique insensée au "progrès", à l'accumulation de biens et de richesses confrontée au regard d'un animal laissé pour compte qui semble, dans sa sagesse en avoir perçu toute l'inanité:
" Il savait que le monde des humains n'était qu'une installation temporaire, un ouvrage de pacotille qui exploitait la nature avant d'être lui-même absorbé par le monde qu'il avait tenté de détruire".Eblouissante cette fin!

Un vrai coup de cœur pour cette première traduction en français d'un écrivain que ses pairs n'ont pas hésité à surnommer le "Conrad des bayous"!
Les deux frères 9 étoiles

Randolph Aldridge est chargé par son père, de retrouver son frère Byron et de reprendre en main l'exploitation forestière dont il est propriétaire. Il va donc quitter la Pennsylvanie et entreprendre un long périple pour arriver à Nimbus en Louisiane.

Il y retrouve son frère aîné, revenu traumatisé de la Grande Guerre, où il fut envoyé par son père. Byron est chargé de faire respecter la loi , ou à défaut, un minimum d'ordre dans l'exploitation, ce qui est particulièrement difficile, surtout dans le saloon, aussi bien côté noir que blanc, seul lieu de détente le dimanche pour ces hommes épuisés. Mais la façon qu'il a de régler les conflits et bagarres sanguinolentes est loin d'être conforme à la loi.
Il va aussi découvrir un univers particulièrement ingrat, la chaleur, l'humidité, les moustiques, serpents et autres, la violence… Mais curieusement, il va commencer à s'habituer à cette vie si différente,et même, à l'aimer.
Il faut dire qu'il a une agréable gouvernante May, et qu'il est décidé, par amour pour lui, à redonner le goût de vivre à son frère.

De grands changements bénéfiques interviendront, mais la décision de Randolph, patron de la scierie de faire fermer le saloon le dimanche déclenchera une cascade de drames. En effet le saloon, tenu par Galleri, appartient à Buzzetti, truand sicilien impitoyable à la tête d'un gang mafieux très puissant.

Si on trouve des passages difficiles, ce n'est pas ce que j'en ai retenu.
J'en ai retenu un hommage magnifique à l'amour fraternel, ce qu'un homme est capable de faire pour son frère, un hommage aux épouses et à leur courage dans une époque de soumission et dans une région particulièrement inhospitalière, à la tendresse de ces hommes pour les enfants, leurs parents.

Grâce au prix CL, j'ai fait la connaissance de Tim Gautreaux dont la lecture de "Nos disparus" m'avait semblé un peu longue. Cette fois, j'ai été passionnée (pas dès le début cependant) par le destin de ces hommes, ces hommes courageux, en proie au doute, au questionnement permanent du bien et du mal, tout cela écrit dans une langue fluide et raffinée.
Merci à Myrco.

Marvic - Normandie - 65 ans - 13 septembre 2017