Tarumba
de Jaime Sabines

critiqué par Eric Eliès, le 21 janvier 2016
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Un long poème, plein d'humour féroce, sur l'impossibilité d'être poète dans un monde qui nie la poésie...
Ce recueil, qui fut publié au Mexique en 1956, est constitué d’un unique et long poème porté par un souffle lyrique qu’attisent les frustrations de la vie quotidienne. Le poète, engoncé dans une réalité sordide et fatigué par les artifices de la comédie sociale, a trouvé refuge dans un ailleurs où il s’est créé un double, un homme simple et naïf nommé Tarumba, auquel il s’adresse comme à un ami qui pourrait aussi bien être, interpellé sous ce sobriquet, le lecteur.

La grosse femme, Tarumba, / marche la tête droite. / Le boiteux dit à l’idiot : je t’ai eu. / Le pharmacien pleure sur ses maux. / Je les regarde de mon seuil, / de l’eau du puits, / du ciel, / et toi seul me plait, Tarumba, / (…) / Dans ce village, Tarumba, / je vois les mêmes gens tous les jours. / Nous sommes une famille de grillons. / Ca me fatigue. / Je sais tout, je le devine, je le sens. / Les mariages, les adultères, / les décès. / (…) / Tous ces gens, je les connais, quand et comment / ils vont dans les cantinas pour oublier, / au cinéma pour s’embrasser, / menstruer, / pleurer, dormir, se laver les mains. / Ce que je ne sais pas, Tarumba, / c’est quand nous irons par un souterrain / jusqu’à la mer.

La poésie, écrite en vers libres, a des accents d’oralité qui lui confèrent une spontanéité familière et un rythme d’une grande souplesse. Cette poésie discursive, qui se lit sans effort, recueille les confidences de l’auteur qui libère sa parole, avec verve comme une sorte d’exutoire, en soulignant l’absurdité d’une vie privée de sens et la difficulté pour le poète de rester lui-même, homme de chair et de sang, en résistant aux compromissions ordinaires et aux récupérations.

Que puis-je bien foutre avec mes genoux, / mes grandes jambes maigres, / mes bras, ma langue, / et mes yeux torves ? / Que faire dans ce tourbillon / d’imbéciles bien intentionnés ? / Que faire parmi ces poètes enrégimentés / par l’académisme ou le communisme ? / Parmi les marchands, les politiciens, / les pasteurs de l’âme ? / Que puis-je bien foutre, Tarumba, / n’étant ni saint, ni héros, ni bandit, / ni adorateur de l’art / ni pharmacien, / ni rebelle ?

Je vais chercher du pain. / Je vais gagner de l’argent. / Je vais chercher un endroit où tomber raide mort. / (…) / Je suis si repus, / si empoisonné, si pourri / (…) / Oui, je me plains d’être tout le temps à la disposition des gens / j’en ai par-dessus la tête, je suis épuisé

Le poète exprime, avec des images fortes à la fois pleines de colère et de fantaisie, un besoin de rupture, comme dans ce poème où Guy Goffette proclame « Vivre est autre chose ». Evoquant cet ailleurs où il pourrait vivre, le poète célèbre d'abord la nature : les animaux (dans lesquels l’auteur aime à s’incarner souvent : poulpe, bœuf, taupe jaune, etc.), les plantes, le vent, la pluie et, surtout, le soleil, source de joie qui ré-enchante le monde. Le poète semble implorer d’y retrouver sa place :

Quelle joie du corps libéré, Tarumba, / quand point le jour après la pluie, / avec la douceur de l’air qui te pénètre / et la colline des nuages à portée des yeux ! / Peau heureuse, heure matinale, / douce lumière qui tinte comme une cloche.
La colline, la pluie, la paille, / le ciel qui monte et descend ! / Le sang chaud, la bouche rassasiée, / et le monde qui sonne comme une trompette !

Je veux que le vent me parcoure de nord en sud, / d’ici à jamais. / Je veux croître comme une pierre arrosée de chaque matin / par le jardinier du soleil

J’aime tellement la lumière adolescente / de ce matin-ci / et sa douce humidité ! / Aide-moi, Tarumba, à ne pas mourir / et que le vent ne détache pas mes feuilles / et qu’il ne m’arrache pas à cette terre joyeuse !

Cet ailleurs fantasmé est aussi une sorte d’au-delà, hanté par la présence des morts familiers ( Voici mon aïeule Chus / qui a treize antiannées / treize années de mort ) dont les voix font résonner des échos mythologiques et oniriques. Alors qu’il avait jusqu’alors cherché à être libre pour pleinement étreindre le réel, le poète avoue son impuissance (Parfois je suis comme mon fils qui fait pipi au lit / et ne peut bouger et pleure) et confesse que seules ses divagations illusoires lui apportent la paix (Ce n’est qu’en rêve, / ce n’est que dans l’autre monde du rêve que je te rejoins / à certaines heures, quand je ferme les portes / derrière moi). La nuit, le dur labeur du poète, prisonnier du besoin d’argent pour faire vivre sa famille, des règles sociales dont il aspire à se dépêtrer et harassé par les récupérations politiques (Me voici en République Populaire de Chine / Je soigne les hémorroïdes de Neruda, / je crache sur Franco), redevient poésie pure, jeu innocent et joyeux, comme dans cette chanson pour bercer son fils endormi, qui achève le recueil : Je vais le mettre au lit / avant que ne vienne tante Lune. / Trillali / Trillala

Malgré ses tonalités tragiques évoquant l’absurdité d’une existence épuisante et aride, où la poésie ne peut s’épanouir (même si l'œuvre de l'auteur est un puissant contre-exemple !), le recueil se lit plaisamment, grâce au ton direct de l’auteur qui semble interpeller son lecteur via son double Tarumba, auquel il se confie avec un humour souvent féroce et iconoclaste envers les hommes et Dieu (qu’il va, dans une prière, jusqu’à appeler Mangecaca !). On devine, derrière le désespoir qui affleure sous les vers et les déchire parfois, une grande ferveur d’aimer et un intense appétit de vivre. Dans le 4ème de couverture, Octavio Paz souligne avec justesse les qualités d’écriture de Jaime Sabines, « sa relation violente et passionnée au langage, sa fantaisie innée, ses moments triviaux et ses moments d’illumination ».

J’ai aussi beaucoup apprécié la traduction, que l’édition bilingue permet de pleinement apprécier. Elle est très fidèle au texte, quasi littérale, sans aucune interprétation personnelle du traducteur qui cherche à être le plus transparent possible dans son rôle de passeur entre l’auteur hispanophone et le lecteur français. A une exception près, que je n’ai d’ailleurs pas bien comprise (page 45) : quand l’auteur évoque la situation absurde d’un joueur de tennis tentant de jouer tout seul sur le court, le traducteur évoque l’arbitre.

Nota : le recueil porte une mention d'ISBN (2910796035), qui renvoie, dans la base de données CL, à un autre titre du même éditeur ("L'envolée").