La loi
de Roger Vailland

critiqué par Fanou03, le 20 janvier 2016
(* - 49 ans)


La note:  étoiles
La part du gâteau
À Porto Manacore, modeste bourgade écrasée de soleil de la région des Pouilles, dans les années 1950, on y joue à "la loi", un jeu de rôle qui consiste à laisser le sort choisir un padrone, un "patron". Le padrone a le privilège de pouvoir calomnier ou rabaisser les autres joueurs qui devront supporter ces humiliations sans y répondre. C'est un jeu qui peut s’avérer amer, mais il permet cependant à ceux qui sont au plus bas de l’échelle sociale de bousculer, le temps d’une partie, si la chance leur sourit, la hiérarchie sociale immuable qui a cours dans l'Italie du sud. Mateo Brigante joue à "la loi": homme le plus riche de Porto Manacore, il est exclu pourtant de la caste des notables, du fait de ses origines. Cela ne l’empêche pas de se targuer de certaines prérogatives, comme celle de ravir la virginité des jeunes femmes de la région. Mais la prochaine sur la liste, la farouche Mariette, se laissera-t-elle faire sans résister ?

Au premier abord la Loi paraît être un roman décousu: les mises en situation, ainsi que les personnages, semblent se succéder de façon anarchique. Paradoxalement, avec le recul, cette impression révèle un plan d’ensemble très cohérent. Les chassés-croisés des protagonistes, l’absence de véritable personnage central (mis à part peut-être Mateo Brigante, mais qui n’apparaît pourtant qu’au tiers du livre), la tension permanente, rend bien compte de la fébrilité qui embrase le récit, malgré l'indolence apparente des certains figurants, comme les disoccupati, ces journaliers désoeuvrés qui attendent une hypothétique embauche, ou les prisonniers de la ville, qui entonnent des chansons d'amour.

Car au sein du petit monde de Porto Manacore, ce sont les passions humaines qui intéressent, au plus haut point, l’auteur de la Loi. Dans une peinture acérée, faite au couteau, sur le vif, elles forment l’ossature même du roman, ce sont elles qui animent les hommes et les femmes de toutes conditions que l’on croise dans le livre. La pratique du pouvoir (parfois abusive, comme pour le commissaire Atillio), l’enrichissement, la recherche de respectabilité, le désir charnel, mais également l’étude et l'érudition, sont autant de motivations différentes qui agitent ce microcosme.

Il faut souligner que les femmes tiennent une place particulière dans la Loi. Malgré les défauts qu'il peut leur attribuer, Vailland les rend particulièrement attachantes. Elles y sont, à quelques exceptions près, décrites comme enfermées dans le carcan de la hiérarchie sociale et de la domination des hommes. Pour la plupart d'entre elles, Porto Manacore s’avère une sorte de prison dont elles rêvent de s’échapper, tandis que les hommes sont des prédateurs plus ou moins dangereux dont il faut se méfier.

J’apprécie décidément beaucoup l'écriture, inégale pourtant, ou parfois bien assez didactique à mon goût, de Roger Vailland: nerveuse, sobre, tout en sachant être sensuelle, sans concession quand elle souligne l’humanité, dans toutes ces dimensions, des uns et des autres. L'auteur excelle en particulier dans les dialogues, qu’il rend incisifs et coupants. Son sens de la composition est en général admirable: certaines scènes sont absolument marquantes.

La question du rapport des forces entre les classes sociales irriguait déjà Beau masque et 325 000 francs, les deux œuvres précédentes de l'auteur. Dans la la Loi la question de cette tectonique sociale est le cœur absolu du roman. Mais ici il n'y a pas vraiment de "lutte des classes" en tant que tel, pas d'affrontement direct. Les laissés-pour-compte et les plus pauvres ne cherchent pas à remplacer le système: ils veulent juste leur part du gâteau (ainsi Pippo et les guaglioni, les enfants des rues) et monter dans la hiérarchie sociale. Car en plus d’être cet étrange jeu de rôle déjà évoqué, la "loi" du titre fait également référence aux lois non écrites régissant la communauté, qui fait que chacun se trouve à sa place, dans une position, d'ailleurs parfois complexe et ambigüe, de dominant et de dominé.

Le dénouement, quant à lui, plutôt prosaïque, est extrêmement déconcertant, eu égard notamment à la tension dramatique qui ne cesse de monter au cours du récit. On pourrait certes y voir la traduction d'une vision optimiste qu'aurait Roger Vailland de la dynamique de nos sociétés. Mais quand on connaît le parcours intellectuel de l'auteur je pencherai personnellement plutôt pour un avis complétement opposé: la certitude de l'impossibilité totale de changer le système et une certaine désillusion devant le triomphe des valeurs bourgeoises.
Un jeu dangereux 8 étoiles

Il me semble avoir vu le film de Jules Dassin, sorti en 1958 (un an après le roman de Vailland), et doté d'un casting de malade (Gina Lollobrigida, Yves Montand, Pierre Brasseur, Marcello Mastroianni, Melina Mercouri, Paolo Stoppa... Joe Dassin, fiston du réalisateur, encore gosse, apparaît même, rapidement, en figurant, dans le film, crédité à son prénom complet de Joseph), mais je n'en suis pas totalement sûr, ayant vu tellement de films. Mais en lisant le roman, cette histoire se passant dans l'Italie des années 50 m'a vraiment dit quelque chose, donc, qui sait...
Un petit village des Pouilles (sud-est de la Botte italienne) dans lequel la vie semble couler de source, entre les grands richards qui dirigent quasiment la ville en simili-parrains mafieux (sans qu'il s'agisse de mafia), les autorités qui ne font pas grand chose, les voyous qui s'affrontent en bandes organisées...
Certains jouent, dans des bistrots, à la Loi, un jeu de rôles dans lequel l'un d'entre eux est nommé le Patron (Padrone) et, le temps de la partie, est le chef incontestable auquel les autres joueurs doivent obéir et qu'ils doivent respecter, le jeu peut prendre des tournures assez humiliantes et cruelles.
Dans le village, un de ces joueurs, Matteo Brigante, un voyou pas vraiment repenti aimant "violer des vierges", a des vues sur Mariette, une jeune femme vivant, avec sa mère, chez Don Cesare, un des pontes du village. Mais la belle ne va pas se laisser faire. Parallèlement, le fils de Brigante, Francesco, lui, drague ouvertement la femme du juge de la ville...

Un roman qui, comme il est dit dans la critique principale, semble à la base être assez décousu, mais au final, tout se recoupe remarquablement bien. Goncourtisé en 1957, c'est un très très bon roman sociologique, vraiment bien écrit, on croirait que l'auteur est italien tellement il connaît la vie italienne dans ses moindres détails.

Bookivore - MENUCOURT - 42 ans - 5 septembre 2021