Terreur dans l'Hexagone, Genèse du djihad français,
de Gilles Kepel, avec Antoine Jardin, Gallimard.
Comme il est difficile d'échapper aux tendances ! Ces temps-ci, en kiosque comme en librairie, fleurissent les nouvelles recettes du bien-être, les pâles copies de Cinquante nuances de Grey, et les analyses du terrorisme moderne. Pour l'heure, ne soignons ni notre psyché ni notre libido et optons pour la troisième catégorie. Tant qu'à faire, choisissons l'ouvrage dont la couverture est la plus anxiogène. Les grosses lettres bleues, blanches et rouges de Terreur dans l'Hexagone font mouche. Plus fidèle au contenu que la punchline du marketing, le sous-titre précise : Genèse du djihad français. Gilles Kepel, épaulé ici par Antoine Jardin, n'en est pas à son premier essai sur ce thème ; le politologue est un spécialiste du monde arabe et de l'islamisme, ce qui rassure sur le recul nécessaire quant à l'analyse d'un sujet si brûlant.
Le contexte de la radicalisation
La chronologie des événements marquants advenus sur le sol français fournit un chapitrage idéal. 1983 : la Marche des Beurs. 1995 : Khaled Kelkal. 2005 : les émeutes. 2015 : les attentats.
Au début du vingt-et-unième siècle, tandis qu'en France grandit la troisième génération issue de l'immigration, émerge ailleurs la troisième génération de djihadistes, paroxysme de l'épanouissement des mouvements islamistes. Le salafisme se révèle dans une Europe déchristianisée découvrant Daesh à ses dépens. Le monde entier connaîtra sa funeste efficacité, même si le fonctionnement de l'Etat Islamique trahit un certain manque d'organisation comparé à son prédécesseur, Al-Quaïda. Les illustrations terroristes de ce djihadisme et de son "investissement à bas coût" sont désormais légions (Boston, Tunis, Londres, Madrid, Jakarta, Bamako, Paris, ...).
Dans le but d'expliquer l'apparition de la terreur au sein de notre nation, de complexes mécanismes sont décortiqués ; les liens de causalité sont analysés en profondeur, a contrario des raccourcis auxquels nous habituent les médias de masse. Entre les politiques intérieures et les tensions internationales, la crise économique et les difficultés sociales, c'est l'entier arrière-plan de notre monde moderne qui concourt à engendrer les profils de ceux qui iront grossir les rangs du monstre. L'état français, épargné pendant quinze années -de Kelkal à Merah- est affaibli par un manque de confiance du peuple envers ses dirigeants, par un chômage à dix pour cent et davantage au sein des quartiers frustrés, par les effets miroir du conflit israélo-palestinien et de la guerre en Syrie.
Dans ce chaos, sans repère, l'engagement religieux comme le communautarisme convainc certaines brebis égarées.
Le parcours des terroristes
Les histoires des "jeunes de banlieue" perdus qui se retournent contre leur pays sont souvent similaires. Si une part de cette population essaye de peser dans la vie publique par le vote, l'action associative ou diverses organisations, d'autres se sentent marginalisés par des relents de colonialisme, par la migration, par l'abandon politique et social, ou par l' "irritant laïque". Leur radicalisation est rapide, extrême, avec un éventuel déclencheur extérieur, comme un drame familial par exemple. De la délinquance à la prison où ils subissent l'influence des extrémistes qui excellent dans la récupération religieuse et l'exacerbation identitaire, et jusqu'à la formation guerrière en Afghanistan, au Pakistan, au Yémen et en Syrie, le terreau de l'origine sociale et géographique ainsi que la haine de la France sont communs au "cas sociaux lourds" qui embrassent le djihad.
Les transcriptions et décryptages de la communication de Daesh montrent que les méthodes de recrutement semblent parfois grossières. Les vidéos mises en ligne regorgent de discours mal faits, quelle que soit la langue, et de références infantiles aux jeux vidéo ou aux dessins animés. Les déclarations enregistrées ou écrites dans le but de recruter, de menacer, de justifier, séduisent pourtant les apprentis rebelles au coeur de cellules largement réparties : banlieues de Paris, Marseille, Toulouse, Béziers, Lyon, Strasbourg et Lille.
Une fatalité ou quelque espoir ?
La France est la triste première exportatrice de terroristes en Europe et la mauvaise connaissance du problème de la part de nos élites non formées est patente. Alors que les gouvernements allemand et anglais n'hésitent pas à faire appel à des spécialistes, nos hommes politiques paraissent incompétents. Les échecs du renseignement national sont toutefois à relativiser aujourd'hui. Si tout le monde se demande encore comment ont pu agir certains individus fichés, il est rassurant de savoir que la quasi-totalité des acteurs du djihad français sont connus des services de surveillance ou de justice.
D'un tout autre côté, cette guerre profite aux réfractaires du vivre-ensemble, le Front National en tête. Or, ce qui profite aux nationalistes profite à Daesh. en effet, dans son appel à la résistance islamique mondiale, Al-Suri se délecte des guerres civiles propices au développement de la lutte armée. Un engrenage de haine dont aucune nation ne peut sortir grandie.
Enfin, pour l'auteur, le principal espoir réside dans le principe même de notre démocratie, à la base de la République: la solution est dans l'école, au lycée, à l'université. Le sujet ici n'étant pas de savoir si la voie choisie par nos ministres est la bonne...
Les apports de l'essai
Et si vous pensez tout savoir sur ce sujet ou -plus probablement- si vous ressentez une overdose à propos de celui-ci, notez les bienfaits du livre de Kepel et de Jardin. D'abord, il dénonce les débats stériles symptomatiques de notre société qui empêchent finalement de se concentrer sur le fond du problème ( être ou ne pas être Charlie ) . Ensuite, il rafraîchit la mémoire et éclaire les événements mal lus à l'époque, à cause des travers des médias ou des récupérations politiques, en évitant le piège du "il aurait mieux fallu" de l'exercice de la rétrospective à chaud. Au-delà de tout ce que l'on a entendu et de ce que l'on croit savoir, ce livre renseigne réellement.
Il me restera, personnellement, une dernière interrogation : pourquoi nommer l'innommable ? Ne serait-il pas judicieux de condamner les kamikazes à l'anonymat éternel afin de ne pas en faire des martyrs, des vedettes, aux yeux des aspirants terroristes ?
Iwarthest - - 44 ans - 14 mars 2016 |