Des heures jardinières
de Marcel Migozzi

critiqué par Eric Eliès, le 19 décembre 2015
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Poésie d'une relation, particulière et intime, avec un coin de terre
Ce recueil, composé de petits poèmes (versifiés ou en prose) datés du 05/09 au 31/08 d’une année non précisée, retrace une année de vie au Jardin. Le poète-jardinier, tour à tour actif ou contemplatif, tour à tour courbé comme appelé par la terre ou debout et levant la tête vers le ciel, évoque la relation particulière qu’il entretient avec un petit coin de terre peuplé d’arbres et de plantes (souvent des légumineuses mais aussi quelques herbes et fleurs), qu’il aide à vivre et grandir avec une ferveur non dénuée de tendresse et d’humour

[3 octobre] Dès octobre je me destine / A des sillons. / Je les prie / Avec des jointées de fèves. (…)

[24 mai] (…) J’ai sensation d’avoir fait corps / Avec les graines et, cette fois, / De la terre une issue.

[24 juillet] Il apparaît chez moi un potager / Un vrai, de l’Ordre des Oignons-Tomates. / Le jardinier n’a rien entre les murs / D’un esclave lorsqu’il se penche, intime / Avec la terre, lui servant des graines / De petit paradis, quand il défie / Le ciel – babiole. Du ciel, et pas plus.

Il personnifie arbres et plantes, les interpelle, créant une relation de profonde intimité ( Cyprès, tu es de la famille. Tu sais garder les secrets, peu de nids, mais la nudité habitable du portail qu'on ouvre vers toi ). Il les voit également parfois mourir, avec douleur, mais sans que cela soit un drame pour la terre fertile toujours prête à donner vie…

Contre le muret sans passage : cet espace récent, de malaise. Le pin y est mort. Affleure encore la souche qui ne possède plus que la terre. / Certains soirs, au-dessus de ce vide, le ciel immobile, je suffoque.

… rien de plus exaltant qu’une terre labourée calme, tournée vers son pouvoir neuf. Ce n’est pas elle qui dira le « maintenant plus rien ne me dit » de la mère qui a perdu son enfant.

Rien n’est figé dans le jardin mais le temps semble s’écouler sur des rythmes différents pour le règne végétal, dont l’épanouissement accompagne et marque le passage des saisons, et les autres êtres vivants, notamment les oiseaux de passage (hirondelles, mésanges, étourneaux, rouge-gorge, etc.), qui sautillent de branche en branche avant de s’éclipser, comme de fugaces messagers du ciel.

[25 octobre] : La mésange dans l’olivier / Touche à toutes / Les olives une / Violette et une verte / Au tour / d’une noire comme elle et / Envolée / Car plus que tout elle est / Gourmande de mobilité.

[12 janvier] Un rouge-gorge là / Derrière la / Vite et miettes / et miettes sur la terre / Comme en retard / puis / envolé / Jardin pesant désormais sur la / Vitre.
(nota : la mise en page des vers, non reproductible dans ce commentaire, donne un sentiment de précipitation et d'agitation)

[13 mai] Mésange / Sur la table du jardin, mésange / Tellement / Le corps et le mot ne font qu’un (…) Envolé, porte close / L’ange du mot a disparu

Le jardinier vit pleinement avec les saisons et la météo, avec une sensibilité aux nuances que la vie moderne tend à effacer. Cette sensibilité aux choses anodines (le ruissellement de la pluie, le vent qui semble exciter les plantes, l'immobilité suspendue du jardin humide de rosée, etc.), que le citadin remarque à peine, nourrit l’écriture poétique, capturant la beauté furtive après la pluie d’automne ou la chaleur étouffante des soleils d’été :

(…) Dans l’embellie la menthe sert / De bonde au ciel et tout / A coup sans l’avoir cette fois / Traquée, la beauté de / L’instant / Passe dans notre vigne.

[8 juillet] Pâteux le jardin n’a plus d’air. / Les cigales épaississent. / Les tomates sont des plaies sans défense. / Les distances ne survivent / qu’avec des éblouissements.

Mais, même si le travail au jardin enracine le poète dans le plaisir, voire la sensualité, de l’instant présent (tout jardin est un fragment d’Eden, plein de couleurs, de parfums et de présences amies), il est aussi propice à la méditation sur le temps, depuis la résurrection des souvenirs d’enfance (les trois cerisiers comme trois fillettes assises sur les trottoirs de Toulon, le jardin ouvrier paternel maintenant disparu sous le béton) à la pensée de la mort à venir et du dernier trou qui sera creusé en terre…

Ce jardin te mesure un homme en quelques mottes. Il faut s’être attaché à lui pour se savoir empli de mortalité. (…)

[15 juin] Dans les dernières gouttes d’orage, le soir / Fait comme si / Quelque noyé dans l’enfance, / Dans le courant des peupliers, nous appelait / Dans le silence. / Et dans le ciel quand les grillons / Remontent leurs frais engrenages.

Mon olivier m’enterrera. Couvert de feuilles à petites cendres, il pousse déjà à la mémoire. (…)

Il n’y a ni peur ni appel à la transcendance dans les mots, très simples mais denses, de Marcel Migozzi, qui confesse qu’il aimerait être enterré dans son jardin, dans cette terre devenue familière comme une autre maison où la mort ne suscite pas la crainte tant elle ressemble à une union et à une restitution du corps à ce grand Tout paisible, irrigué de sève et de sang, qui ne cesse de naître, de mourir et de renaître encore. On retrouve dans cet aveu un écho de quelques-uns des poèmes de "La montagne vive" et une hantise de la mort en hôpital, lente comme une agonie, dont l'auteur fut à plusieurs reprises témoin en accompagnant les derniers instants d’êtres chers et qui a nourri l’inspiration de ses recueils récents.

J’ai un projet de terre nue avec le corps. (…)

[20 novembre] Appauvri de mon dernier moi, c’est dans cette terre de liens usés que j’aimerais reposer, parmi les pierrettes et les bonbons de verre, enseveli sous les vieilles feuilles du cerisier, entre un semis de Rougettes au travail sous une écume de tourbe et la régate des oignons blancs. Là, où les branches de la pleine lune ruissellent sur les mottes, mes os arrosés d’espace.

[4 juillet] Dans la dernière chair il faudra / Respirer c’est tout / Fenouil pistou menthe et l’odeur des bleus / Sur les tomates possédées par le mildiou / (…) / Dans la dernière chair il faudrait désirer / Ce miracle d’inexistence parfumée.