Mémoires des failles
de Philippe Annocque

critiqué par Eric Eliès, le 8 novembre 2015
( - 50 ans)


La note:  étoiles
une autobiographie onirique, construite sur des souvenirs incertains dans des réalités gigognes
« Mémoires des failles » est une sorte d’OVNI littéraire qui, partant du constat que la somme de nos souvenirs est très inférieure à celle de nos instants vécus, retrace la biographie du narrateur en déroulant l’album-souvenir des moments perdus dans les failles d’une mémoire poreuse et profondément lézardée. Le paradoxe de l'argument est résolu par l’existence d’archives, qui ont enregistré sur pellicule ces moments oubliés, mais que le narrateur peine à décrire car il n’est pas sûr de les avoir vraiment vécus...

Le livre, qui n’est pas à proprement parler un roman même s’il épouse le développement d’une vie, se présente sous la forme de textes distincts et autonomes, comme des poèmes en prose, écrit au présent et à la forme impersonnelle, en utilisant le pronom « on » comme sujet. Ce choix de narration accentue le flou sur l’identité du narrateur, qui semble constamment sur le point de perdre le fil d’une vie dont les épisodes, réalistes ou fantastiques, s’emmêlent et se confondent, ce qui le conduit à souvent douter de l’identité des lieux et des personnes qu’il décrit (même s’ils lui semblent familiers). Même si certaines connaissances récurrentes (des amis d’enfance, sa compagne Murielle, etc.) surgissent de la brume comme des amers, l’ambiance des textes est profondément marquée par l'incertitude et les hésitations incessantes du narrateur, qui assume lentement d’être l’écrivain Philippe Annocque, allant jusqu’à oser le « je » dans les dernières lignes du récit…

Néanmoins, il ne s’agit pas ici de retranscrire les épisodes et les anecdotes réels d’une vie progressivement orientée par une vocation d’écrivain de plus en plus affirmée. La plupart des textes sont fortement imprégnés d’onirisme et s’apparentent à des récits en rêve. Le ton est donné dès le début du recueil avec l’évocation des expériences de vol pratiquées par le narrateur quand il était écolier, planant en suspens dans l’air comme un ballon. J’y ai retrouvé l’écho de mes propres rêves, dans lesquels je me voyais décoller du sol par des impulsions répétées du talon… Dans la plupart des textes, la trame de la réalité subit des glissements et des ruptures (spatiales ou temporelles) caractéristiques du rêve, tout en conservant une cohérence et une logique internes. Certains textes peuvent faire songer aux poèmes d’Henri Michaux décrivant notre univers familier et quotidien comme un pays lointain, mais on ne sent pas chez Annocque une volonté véritable de faire résonner l’étrangeté du monde. J’ai davantage songé, même si l’écriture est très différente, à « Nuits sans nuit » de Michel Leiris, qui est une forme de portrait psychologique par les rêves successifs. Les textes interrogent la subjectivité du narrateur et la mettent en cause à tel point qu’on a parfois l’impression de lire la biographie en pointillés d’un avatar immergé dans un monde parallèle voisin du nôtre mais dont on partagerait les rêves (le mot « avatar » lui-même fait l’objet d’un texte du troisième album). A plusieurs moments, le récit est proche de basculer de l’onirisme dans un fantastique inquiétant (un hippopotame nain dévoré par une araignée dans le recoin d’une chambre d’enfant, un petit dinosaure vorace errant dans les rues d’une ville, un nuage d’orage d’une noirceur ténébreuse planant sur la ville, un appartement qui se transforme en un dédale de pièces, etc.). Il y a une sorte de folie latente dans les multiples interrogations du narrateur.
D’ailleurs on sent bien qu’il y a quelqu’un, là, quelqu’un d’autre, sous la douche peut-être, et on comprend que le chat, ce chat qu’on prend pour le sien, qu’on emmène souvent faire une promenade au parc et qui en profite pour passer dessus le grillage et aller jouer avec les écureuils géants, on comprend que ce chat en réalité n’est pas à soi, ce chat aux gestes lents et à la grosse tête carrée, on devine que ce chat n’est pas un chat à proprement parler mais plutôt, selon toute vraisemblance, disons... un phascolome.

Si le récit avait distillé quelques éléments d’angoisse, comme si une menace était embusquée derrière les apparences d’un monde incertain et fuyant, il aurait sans aucun doute suscité le sentiment oppressant d’un « moi » schizophrène rappelant les oeuvres de Philip K. Dick ou les films de David Lynch. Mais l’auteur a fait le choix de conserver un ton qui oscille le plus souvent entre la fantaisie (parfois non dénuée d’humour) et le familier (quand il évoque le travail, les appartements et les déménagements successifs, les vacances, les amis, etc.) sans convoquer les aspects cauchemardesques et les pulsions inconscientes. La sexualité, qui pourtant alimente et irrigue les rêves, est ainsi à peine suggérée. En revanche, les livres et l’écriture envahissent progressivement les textes, qui mettent en scène des écrivains (certains sont nommément cités, comme Michel Tournier) et des librairies, souvent petites mais labyrinthiques comme des bibliothèques. Peu à peu, le rêve semble vouloir coïncider avec la réalité, comme si le livre matériel que nous avions dans nos mains avait surgi du rêve et des failles.

Le procédé des "albums souvenirs" aurait pu s'avérer artificiel ou fastidieux. Même si certains textes sont plus marquants que d'autres, le lecteur n'est jamais lassé car l'auteur, outre son talent d'écriture, a su utiliser sans trop se répéter toute la richesse de la matière onirique. En outre, le dernier album est riche de plusieurs sens et on sent que l’auteur maîtrise parfaitement l’art subtil du sous-entendu et de la feinte ! Au terme d’une sorte de voyage initiatique à travers des réalités mouvantes, qui semble souligner qu’il faut avoir beaucoup rêvé avant d’être capable d’écrire, le livre s’achève avec la promesse que le rêve est contagieux et que l’écrivain est un démiurge capable de s’incarner en chacun de nous.
Ma main brûlée est celle de tout le monde (…) Figurez-vous que je peux à volonté la faire sortir de n’importe quelle manche, la manche de n’importe qui, même la vôtre, à la place de votre propre main, et la faire agir comme bon me semble.

Enfin, le livre est très joliment édité par "L'Attente" (éditeur que je ne connaissais pas) : belle couverture colorée adaptée au contenu du livre (reproduction de pellicules du temps des photos argentiques...), papier épais, impression élégante et très aérée, avec un découpage des textes qui apparentent les paragraphes à des strophes poétiques.