Le dernier vol du flamant
de Mia Couto

critiqué par Ellane92, le 15 octobre 2015
(Boulogne-Billancourt - 49 ans)


La note:  étoiles
si le Mozambique m'était conté
Il s'en passe des choses, à Tizangara, au Mozambique ! Après la décolonisation, après les 15 ans de guerre civile qui s'en sont suivis, des casques bleus de l'ONU ont été envoyés pour veiller à la bonne application du "processus de paix". Mais 5 d'entre eux ont explosé, disparu, ne laissant derrière eux que leur casquette azur et leur membre viril, que l'on retrouve dans les endroits les plus improbables !
L'italien Massimo Risi est envoyé par la communauté internationale sur place pour enquêter sur ces disparitions, et en trouver une explication rationnelle. Il sera guidé en cela par son traducteur, le narrateur de ce livre. Mais comme il s'en aperçoit bien vite, à Tizangara, le problème, ce n'est pas le portugais, qu'il maîtrise : "Je peux parler et comprendre. Ce que je ne comprends pas, c'est ce monde d'ici." (P 39). Ce monde, avec ses lois, son fonctionnement, et sa galerie de personnages haute en couleur.
Le jour de son arrivée, Massimo est accueilli par l'administrateur Estevao Jonas et son épouse, Dona Emelinda, Première Dame, sur le lieu où l'on a découvert le matin même un nouveau sexe, membré et démembré (c'est le titre du premier chapitre). Pour commencer l'enquête, et tenter d'identifier le volatilisé, on emmène chercher Ana Desqueira, la prostituée, parce qu'elle est la mieux placée pour mettre un nom, ou un visage, sur les restes retrouvés...


Mais quel talent fou, ce Mia Couto ! Quelle imagination, quelle facilité à manier les symboles, à évoquer le cas particulier pour l'universaliser, à jouer de l'humour pour rendre compte de la tragédie, à triturer les mots et les phrases pour en créer de nouveaux qui sont uniques et qui parlent pourtant à tous ! Arrivée au terme de ce dernier vol du flamant, je ne sais pas si je dois rire, pleurer, applaudir ou me mobiliser, ou tout cela à la fois !

En à peine 200 pages, en déroulant cette pseudo-histoire d'enquête policière, Mia Couto évoque de façon plus ou moins implicite les années de colonisation portugaise, la guerre civile qui s'en est suivie, l'indifférence puis l'interventionnisme international, la désillusion quand les héros de l'indépendance d'hier deviennent des chefs corrompus...
Au travers de rencontres et de dialogues, ce sont encore d'autres territoires qu'il nous fait aborder : le conflit entre traditions et modernité, l'identité, ou la perte de l'identité mozambicaine ("Nos ancêtres nous regardent comme des enfants étrangers"), l'asservissement de tout un peuple au profit de quelques-uns ("leur problème c’est de maintenir un ordre qui leur permet d’être patrons"), la femme, avec son côté sacré et opprimé, et la guerre, toujours prête à reprendre la première place ("La guerre n'est jamais finie, mon fils. Les guerres sont comme les saisons de l'année : elles demeurent en serpents et mûrissent dans la haine des gens minuscules.").
Les personnages, auréolés de leur côté folklorique et décalé, sont des symboles à eux tout seul : le père Muhando, qui vocifère à l'encontre de Dieu à chaque injustice en ce monde (!!), le sorcier Zeca Andorinho, avec ses discours étranges et sa maîtrise des likaho, les sorts, Ana Desqueira, nouvellement prostituée grâce à la décentralisation et à la promotion de l'initiative locale, qui reconnait et enterre les membres séparés de leur corps, Temporina, au visage de vieille et au corps suave, maudite d'avoir refusé d'aimer à 19 ans, le vieux Sulplicio, père du narrateur, qui, pour mieux rêver, retire ses os et pend son squelette à un arbre (sauf les os de sa mâchoire)...

Bref, de rires qui font grincer des dents en passant par les rapports de Massimo Risi qui s'effacent tout seuls, sous couvert de fable dans un univers poétique (un grand bravo à Elisabeth Monteiro Rodrigues pour ses talents de traduction) aux rapports de l'administrateur qui "n'a pas une mauvaise mémoire ; mon problème c'est de devoir écrire par écrit", en écrivant un éloge de l'oralité, en parlant de l'amour familial, l'amour entre homme et femme, l'amour d'un pays et d'une culture, la farce de Mia Couto finit par se transformer en drame total. Et la dernière image évoquée dans le livre me parait être le seul recours et peut-être même le devoir de l'écrivain : utiliser le support de ses écrits pour en faire un oiseau de papier, un flamant, dont les légendes rapportent qu'ils symbolisent la vie. Pour donner un espoir, une chance, que du néant puisse s'écrire une nouvelle réalité.


Le monde n'est pas ce qui existe
mais ce qui advient.
(dit de Tizangara) p21


- Ne vois-tu pas les fleuves qui ne remplissent jamais la mer ? La vie de chacun est également comme ça : elle reste toujours entièrement à vivre. p46

- J'ai la saudade de ma maison là-bas en Italie.
- Moi aussi j'aimerais avoir un petit endroit à moi
où je pourrais approcher et me rapprocher.
- Tu n'en as pas Ana ?
- Je n'en ai pas ? Nous n'en avons pas, nous toutes, les femmes.
- Comment ça ?
- Vous, les hommes, rentrez à la maison. Nous sommes la maison.
(extrait d'une conversation entre l'Italien et Deusqueira) p75


Ce monde a plus de dents que de bouches. C'est plus facile de mordre que d'embrasser, croyez-moi, Monsieur. p77


- La guerre est revenue encore une fois, maman ?
- La guerre n'est jamais finie, mon fils. Les guerres sont comme les saisons de l'année : elles demeurent en serpents et mûrissent dans la haine des gens minuscules. p106


Si tu veux voir la nuit, passe sur tes yeux l'eau
dans laquelle le chat s'est lavé les yeux.
(dit de Tanzigara) P121


Tout ce que les blancs ont fait, ça a été de nous occuper. Pas seulement la terre : ils nous ont occupés nous, ils ont campé au milieu de nos têtes. Nous sommes le bois qui a pris la pluie. Désormais, nous ne brûlons plus et nous ne faisons plus d'ombre. Nous devons sécher à la lumière d'un soleil qui n'existe pas encore. Ce soleil ne peut naître qu'à l'intérieur de nous. P 142


Il ne suffit pas d'avoir un rêve.
Je veux être le rêve.
(paroles d'Ana Deusqueira) P 157


La cendre vole, mais c'est le feu qui a des ailes.
(dit de Tanzigara) P181