Dans la Gueule d'Ombres
de Yves Heurté

critiqué par Eric Eliès, le 25 septembre 2015
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Une poésie très engagée

Quelle poésie après Auschwitz ?

L’innommable dépasse l'imaginable. L’innommable n'est pas poétique. J'ai quand même tenté de me laisser guider dans le sillage d'un Primo Levi, qui osa entrouvrir cette Gueule d'ombre pour témoigner de ce qu'il avait vu et vécu et nous alerter sans trop d'illusions. Un regard lucide sur notre monde nous montre que la bête est toujours proche, qu'elle remue déjà ici et là, si elle ne nous mord pas encore.

Ce recueil d’Yves Heurté est précédé d’une courte préface dans laquelle l’auteur expose sa volonté d’une poésie engagée qui dévoile, avec un haut souci de vérité et sans aucune volonté d’esthétique formelle, les souffrances physiques et morales de la guerre. Cette affirmation d’une inspiration militante (sous-tendue par une devise : ton honneur sera de refuser « pense mais tais-toi » ) peut rebuter car l’idéalisme a souvent engendré des poèmes boursouflés de bons sentiments dont le formalisme esthétisant s’accordait mal avec la réalité crue ou insupportable qu’ils tentaient de décrire et de dénoncer. Yves Heurté parvient à éviter cet écueil car, pour lui qui connut l’expérience de la guerre quand il était encore adolescent pendant l’Occupation et n’eut ensuite de cesse de dénoncer le romantisme malsain qui auréole les valeurs patriotiques et les actes militaires, il ne s’agit pas d’une attitude. Yves Heurté s’est engagé très jeune dans la résistance et il ne vit ni gloire ni héroïsme dans les combats dont il fut témoin ou acteur ; au contraire, la guerre n’est pour lui qu’un long cortège de crimes et de victimes plus ou moins consentantes, plus ou moins innocentes… Yves Heurté, dans des poèmes en vers libres ou des textes de prose à valeur symbolique, épouse tour à tour le point de vue de tous les protagonistes des conflits : hordes de civils en exil, populations déportées, femmes violées, enfants traumatisés, enfants embrigadés, simples soldats combattants ou prisonniers, miliciens ou résistants fusillés, chefs d’armée, etc. dont il brosse des portraits en miroir, qu’ils soient vaincus ou vainqueurs. Il donne même voix, avec une ironie douce-amère, à la colombe de la paix qui, du haut du ciel, assiste aux déchaînements récurrents de la folie sans jamais les comprendre.

Moi, racontait la colombe, j’en ai vu passer beaucoup de ces vols d’obus. Combien ? Cela dépendait des saisons. A chacun ses migrations, n’est-ce pas ? Quand ce vol se posait cela faisait beaucoup de fumées en bas. Il en sortait le lendemain une foule de gens qui suivaient une belle charrette noire pleine de fleurs magnifiques.
Ces vols d’obus semblent honorés par tous, mais il est une chose que je n’ai jamais comprise. Après chaque fête, ils se mettaient à dessiner mon portait sur leurs murs, avec un brin d’olivier dans mon bec.

Le ton est fréquemment véhément (parfois excessivement comme quand il évoque les monuments au « crétin inconnu » construits dans toutes les capitales de tous les pays) mais parvient également à saisir les différentes nuances de l’horreur. Au-delà des souffrances endurées et des traumatismes psychologiques, il accuse la bonne conscience de ceux qui se croient innocents parce qu’ils n’ont fait que servir et obéir aux ordres, aveugles par idéologie ou par nationalisme à la dignité bafouée d’hommes transformés en objet. Yves Heurté ne craint pas de se confronter à l’Holocauste, en évoquant explicitement l’extermination des juifs et en interrogeant la banalité du mal.

Cathédrale au bout d’un rail

Ils le menèrent au lieu de nuit / où les brouillards troussent leurs châles. / On lui dit : « tu feras ce mur. / A toi seul nous le confions. / Il sera ton honneur, bonhomme ! »

Il choisit ses moellons / comme pierres précieuses / et se mit au grand œuvre.

Il l’éleva très haut, / sauf une seule entrée / juste pour un wagon.

Il sut qu’au bout des rails / n’était aucune gare. / Il neigeait de la cendre

après chacun des trains. / Mais vous aurez beau dire, / son mur était parfait.


Certains poèmes ont une résonance très actuelle, tels ceux sur la mémoire des crimes commis (« L'ignoble a dû venir ici jouer aux pendus ou aux fusillés avant que les salves des temps n'en exécutent la mémoire ») ou celui qui décrit la fuite des civils devant la violence des combats et renvoie avec force aux réfugiés qui s’amoncellent dans les camps du HCR ou s’entassent sur des bateaux pour tenter de rejoindre l’Europe

Exode

Les femmes vont, portant enfant / au ventre au bras ou sur la tête, / veuves peut-être, peut-être pas ?

Les filles traînent encore la honte, / le pur regard resté là-bas. / Violées sans doute ? Peut-être pas.

Montagnes et horizons sont vides. / La frontière est là, ou bien là ? / Déjà l’exil ? Encore chez soi ?

Passent ces foules qui balancent / d’un pas sur l’autre. / Libres peut-être ? Ou déjà mortes ?


Les poèmes ont une grande force d’impact. Il est dommage qu’ils soient accompagnés de photos en noir et blanc (que j'ai trouvées triviales - la plus réussie est celle figurant en couverture), qui ne font pas écho aux poèmes et les affadissent en donnant le sentiment d’une mise en scène maladroite, à la signification symbolique un peu absconse. Peut-être voulaient-elles signifier, par leur banalité même, que l’horreur qu’évoquent les poèmes empoisse notre quotidien ?