Eloge de la gentillesse
de Emmanuel Jaffelin

critiqué par Cyclo, le 8 août 2015
(Bordeaux - 78 ans)


La note:  étoiles
pour fonder un monde plus humain
Nous vivons dans un monde de brutes, et ça semble loin de s'arranger. Les guerres sont de plus en plus meurtrières, les attentats de plus en plus horribles, le comportement de tout un chacun même, dans la vie quotidienne, s'avère désastreux : adultes stressés, mômes incontrôlables, consumérisme imbécile, arrivisme effréné, compétition impitoyable, cynisme effrayant des grands de ce monde, nouvelles technologies abrutissantes.
Emmanuel Jaffelin, dans ce bienvenu "Éloge de la gentillesse", nous rappelle dès l'introduction que cette vertu n'est guère de mode : "Cyniques, nous vivons dans un monde où tout don vaut abandon, pour ne pas dire défaite. En faisant preuve de gentillesse, je m'oublie au profit d'un autre : les vieilles morales y auraient vu un signe d'humanité, le monde moderne y reconnaît une incongruité". Il dresse un rappel historique du mot gentillesse, ses origines latines (les gentils sont les bien-nés), puis sa déformation par le christianisme (les Gentils sont les païens), son renouvellement au Moyen-âge et aux temps modernes : création du terme « gentilhomme », qui s'applique de nouveau aux bien-nés, aux aristocrates.
Puis il fait le tour de la question, en distinguant la gentillesse de la bonté, de la politesse, et surtout de la sainteté : cette dernière se révèle en effet un idéal inaccessible. Alors que le gentillesse, qui "est laissée à l'humeur et à l'appréciation de chacun", qui se produit par "la rencontre d'une situation et de notre disposition" à y répondre, est d'un abord possible. Il note qu'à une époque où on déplore le manque de lien social, les effets de la gentillesse "permettent de rabouter les hommes les uns aux autres à travers ces petits gestes serviables qui sont autant de marques de tendresse". Il rajoute que la gentillesse est "un service peu coûteux [qui] modifie en substance la société" dans laquelle on vit, en remplissant "les interstices de nos vies en rendant les services échappant à l'économie marchande ou à l'attention des proches". Il indique enfin que "la gentillesse n'est pas une morale de l'eau tiède mais une eau rafraîchissante et vivifiante, plus propice à stimuler en nous l'honnête homme qui veille qu'à nous conforter dans les penchants les plus radicaux".
L'auteur compare la gentillesse à l'impressionnisme en peinture : "De la même manière que le peintre impressionniste procède par touches (Cézanne), par points (Seurat) ou par taches (Van Gogh) pour faire émerger de la toile un portrait, un paysage, une scène de genre, l'homme gentil participe, par ses petits gestes, à composer le nouveau visage de l'humanité". Et cela, sans les révolutions sanglantes qui nous promettaient des lendemains meilleurs, elle travaille dans l'ici et maintenant : "Si la gentillesse désamorce toute révolution, c'est parce qu'elle n'attend pas qu'une élite vienne en remplacer une autre : elle en forge une nouvelle qui passe moins par une refonte de l'ordre social, économique et politique que par une réforme de soi". Il ose même concevoir ce que pourrait être une autre civilisation fondée sur la gentillesse : "Il suffit de se prendre à imaginer ce que seraient les entreprises et les gouvernements si la gentillesse prenait le pas sur le profit et la domination : les premières rechercheraient moins le rendement que la production de choses utiles ; les seconds s'aventureraient moins dans des stratégies d'affrontement que dans des relations de coopération".
C'est ainsi que nous pourrions créer une nouvelle noblesse, celle de l'esprit : "À travers le geste de gentillesse émerge ainsi une conscience générique, conscience que dans nos actes les plus petits et les moins coûteux se cultive ce qui nous est le plus cher : l'humanitas". D'autant plus que cultiver cette vertu nous éloigne de tout prosélytisme : "Il ne sert à rien d'enjoindre aux autres d'être gentil ; et il suffit pour soi de ne l'être que de temps à autre. Cette disponibilité intermittente que nous avons de nous ouvrir à autrui et de le servir évite l'embrigadement habituel des morales qui finit en lassitude ou en névrose".
Il conclut ce magnifique éloge en nous disant que si nous souhaitons vraiment un présent plus harmonieux, "nous ne pouvons plus l'ignorer [la gentillesse] et, pour ce faire, nous ne pouvons plus résister à la tentation de la pratiquer et de rejoindre à l'occasion de ces petits gestes une noblesse spirituelle nouvelle et sans morgue", et que "Si les régimes politiques et leur épanouissement ou leur décadence sont le reflet de la moralité des citoyens, ne faut-il pas admettre que la pratique de la gentillesse peut contribuer à un certain mode de vie et à la rénovation de la vie sociale et politique ?"
Superbe plaidoyer en faveur d'une vertu qui semble, cependant, de plus en plus rare.