Jean Barois
de Roger Martin du Gard

critiqué par Cyclo, le 18 juillet 2015
(Bordeaux - 78 ans)


La note:  étoiles
Attention, chef-d’œuvre (oublié)
Fin du XIXe siècle : Jean Barois, élevé dans la religion catholique, marié à une amie d'enfance extrêmement croyante, découvre la vanité de la religion : "La plupart d'entre nous ont bien davantage besoin de paix intérieure que de vérité ; la religion leur est une autre nourriture que la science". Il se détache du catholicisme, quitte sa femme et, avec un groupe d'intellectuels, fonde une revue, "Le semeur", destiné à apporter le bon grain des idées nouvelles, critiquant la bien-pensance : "Oui, ceux qui sont bien pensants, parce qu'ils ne peuvent pas être pensants tout court..." Le groupe s'engage à fond dans la défense de Dreyfus, mais peu à peu ils voient leur foi dans la justice et la vérité être récupérée par les politiques. Jean Barois, dont la santé est altérée, va peu à peu être repris par la religion, la peur de la mort jouant un grand rôle dans ce retour au catholicisme. Cependant, quelques années auparavant, il avait rédigé un texte-testament reniant par avance tout retour dans le giron de l'église, par suite de son vieillissement ou de la maladie : "Que voulez-vous ? On est à peu près forcé de se contredire en vieillissant... On s'est donné, trente ans de suite, la tâche de rendre la vie plus complète, plus harmonieuse : et on s'aperçoit que, en somme, on n'a pas perfectionné grand-chose... On se demande même quelquefois si, à la pratique, le neuf vaut toujours l'ancien ?" Son épouse et le prêtre qui l'a ramené à la foi s'empressent de faire disparaître ce document compromettant.
Écrit dans un style qui évoque le cinéma, avec de nombreux dialogues, d'un modernisme étonnant, "Jean Barois" est un des plus beaux romans français du début du XXème siècle. C'est le roman de la conscience humaine, coincée entre les Lumières (celles qui nous viennent du XVIIIème) et la tradition (représentée par l'Église), en même temps qu'une critique sévère d'un certain modernisme et qu'une analyse des conflits de la foi et de la raison. C'est une lecture roborative. Roger Martin Du Gard n'avait pas encore entamé son roman-fleuve "Les Thibault", mais déjà on voyait poindre un très grand écrivain, qui fit l'admiration d'André Gide.
Autres citations que j'ai relevées :
"Que trouve-t-on en chacun de nous ? Le désordre, l'incertitude. L'amélioration matérielle a démesurément développé nos faiblesses, et, jamais, encore, elles ne se sont épanouies avec un pouvoir si dissolvant."
"Je vois : l'extension monstrueuse des puissances de l'argent ; toutes les revendications les plus légitimes écrasées et maintenues sous sa tyrannie..."
"Pour moi, depuis que j'ai compris le néant qui m'attend, le problème de la mort n'existe plus. J'ai même... plaisir... à penser que ma personnalité n'est pas durable... Et la certitude que ma vie est limitée... augmente singulièrement le goût... que j'y prends..."
"Notre bonheur, que l'on va quelquefois chercher si loin, il est tout près de nous, dans quelques sentiments naturels, comme la fraternité : et tout le reste n'est rien !"
Le drame d'une conscience européenne 9 étoiles

"Le drame d'une conscience européenne", c'est ainsi que Martin du Gard qualifiait ce roman de jeunesse dans son allocution pour le prix Nobel. L'auteur s'y défendait d'avoir fait un roman à thèse, il dit dans cette allocution "la volonté de prouver détruit à tout coup l'oeuvre d'art" et "Je n'enseigne pas, je raconte".

Ce qu'il raconte c'est le parcours d'un homme, Jean Barois, qui voit sa foi enfantine balayée à l'age adulte par la découverte de l'inadéquation du dogme catholique avec les découvertes scientifiques. Il va alors se libérer de son passé et déployer une activité inlassable contre l'obscurantisme, devenant un athée convaincu. Mais au crépuscule de sa vie, il est confronté à sa fille dont la foi pure basée sur l'expérience ne laisse aucune prise à quelconques raisonnements logiques. Ensuite c'est l'angoisse de la mort qui le poussera à chercher un réconfort auprès de l'église qu'il avait combattue toute sa vie. Ce qui en quelque sorte signe l'échec de sa vie entière.

Ce roman est écrit en 1913. Comme le dit très bien Cyclo, c'est le reflet d'une époque ou la conscience de l'homme moderne se voit déchirée par les progrès de la science, la croyance en la raison et le dédain pour la religion qui est perçue comme une fable pour les enfants. A travers divers personnages on voit différentes attitudes possible envers la religion, certains acceptant une "dénaturalisation" du dogme pour en faire une allégorie, d'autres (à l'instar du personnage principal) devenant farouchement anti-cléricaux, d'autres encore restant à l'écart de ces questions et vivant une foi basée sur le pur sentiment religieux et le bienfait de la présence de Dieu dans leur vie.

Tout le questionnement sur le rapport entre la foi et la science, sur la persistance du sentiment religieux, la peur de la mort est exposé de manière magistrale. Il y a un parallèle évident avec le chef d'oeuvre de Joseph Malègue, "Augustin ou le maître est là", qui raconte finalement un parcours similaire.

La forme est très innovante et moderne, comme le dit Cyclo, et elle rend la lecture très attrayante. L'auteur n'impose jamais au lecteur un point de vue, mais pose les questions avec une grande acuité et c'est au final un roman à la fois passionnant et très enrichissant.

Saule - Bruxelles - 59 ans - 22 novembre 2015