Le jour du chien
de Caroline Lamarche

critiqué par Lucien, le 19 janvier 2004
( - 68 ans)


La note:  étoiles
Six personnages en quête d'un chien
Je me souviens, dans Pierrot le Fou, de cette scène où Pierrot cherche sur son carnet des anagrammes au prénom de Marianne : arme, larme, Ariane, amer…
On pourrait, sur ce modèle, se livrer à un petit jeu qui s’intitulerait : « anagrammes sur le nom de Lamarche ». Et chacune des trouvailles ferait sens : larme, toujours à l’affût, toujours prête à perler sans la complaisance du mélodrame, une émotion contenue qui quelquefois éclate ; arme, l’écriture – on peut tuer avec une cartouche d’encre – arme pour vivre, pour survivre ; marche, le seuil à franchir, la limite, ces « marches », ces confins, jamais loin de la marge ; carmel, chambre de réclusion, cellule où une moniale sage à sa façon se voue à l’écriture, l’autre face de Dieu ; charme, l’envoûtement qui agit sur nous comme la toile d’une araignée ; alarme, sirène qui réveille nos torpeurs embourgeoisées, qui nous redit que la vraie vie n’est pas forcément ailleurs : « ce noyau indestructible, en lequel nous croyions tous les deux plus qu’en Dieu ou Diable. A vrai dire, depuis quelques années nous ne croyions en rien d’autre qu’en cet élan vital qui n’est pas une personne, avec tout ce que cela sous-entend de comptes à rendre et de complications affectives, mais quelque chose dont l’énergie pure dépasse infiniment les catégories étroites du bien et du mal. Vivre en fonction de ce noyau est très simple, dans le sens où cela exclut d’entrée de jeu toute culpabilité, mais la plupart des gens mettent une vie entière pour y parvenir, quand ils y parviennent. »

J’avais gardé de ce premier roman de Caroline Lamarche, prix Rossel 1996, le souvenir d’un exercice de style : six narrations d’un même fait divers. Un chien abandonné au bord de l’autoroute traverse toutes les bandes de circulation dans une course folle qui n’échappera pas à six témoins dont nous découvrirons successivement les visions : le camionneur largué par sa femme qui s’invente des histoires ; le prêtre qui ne trouve plus le secours de Dieu depuis qu’est partie cette Sophie qui s’était un moment incrustée dans son cœur ; la femme qui enterre son dernier amour et avec lui sa croyance romantique à « l’Immense Amour » ; l’homosexuel qui perd son boulot pour avoir dit ses quatre vérités à sa patronne et qui cherche à sortir de lui-même en roulant à vélo le long de l’autoroute ; la femme qui avait construit sa vie sur son mari et dont le mari meurt lâchement d’un cancer ; la fille, enfin, de cette femme, qui voudrait bien exister pour quelqu’un et qui mange et qui mange et qui mange depuis la mort de son père.

Exercice de style ? Oui, pour la narration. Mais ce livre va bien plus loin. Chaque personnage est ce chien abandonné à la recherche d’un espoir, d’une échappée, d’une trouée vers la lumière. Des fils se tissent entre toutes ces histoires, un délicat réseau arachnéen léger comme la soie et lourd comme le destin. Solitude. Abandon. Entre les veaux conduits à l’abattoir du chapitre un et le chevreuil épargné du sixième, partout la souffrance, partout les larmes rentrées. Humanité émasculée. Prière inutile. Orgasme. Dépression. Courir. Courir. Fuir. Fuite en avant.

Et ces phrases qui happent comme une voiture à contresens :
« L’infini eut la durée d’une saison sans arbres. »
« Qu’elle ouvre encore pour moi le lutrin de ses mains. »
Eviter « la course éperdue à l’épanouissement et la chute dans le bonheur ».

Avec ce sommet, peut-être, cet os à ronger lentement pour bien s’imprégner de sa moelle :
« Il faut quitter un amour tant qu’il vous rue encore dans le sang. Après, c’est trop tard, et rien ne reste qu’un froid intense et une tristesse de damné. »

Un livre à lire deux fois, au moins, pour se brûler à chaque fois au froid intense de Caroline Lamarche.
égarés sur les chemins tortueux de l'existence 7 étoiles

Caroline lamarche s'essaye au jeu très casse-gueule de se fondre dans la peau de six personnages très différents les uns des autres, mais réunis par une même chose : la vision d'un chien courant le long de l'autoroute, chien qui aura tôt fait de cristalliser leurs détresses respectives.
Pour un coup d'essai (c'était son premier "roman" je pense), c'est un coup plutôt réussi. Les histoires se laissent lire avec plaisir même si l'on (moi en tout cas) peine parfois à croire à l'existence des personnages (surtout s'ils sont censés vous ressembler quelque part). Mais peu importe : chaque trajectoire recèle suffisamment de vérité et de fragilité, d'espoir et de désillusion pour parler à chaque lecteur, là , quelque part, là où il espérait courir pour quelque chose, courir vers un but, ou, plus douloureusement, courir pour se perdre, le long de l'autoroute ou des chemins tortueux de son existence.

B1p - - 50 ans - 19 janvier 2004