A mon pays retrouvé
de Jean Le Mauve

critiqué par Eric Eliès, le 12 avril 2015
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Survivance contemporaine d'une poésie paysanne, célébrant le rapport à la terre et à nature
Dénué d’ISBN et sans mention de copyright, ce petit recueil de Jean Le Mauve, auteur, imprimeur et éditeur de ses propres livres, se présente comme une très belle plaquette « à l’ancienne » sur un beau papier, à la fois un peu rugueux et épais, et illustrée de quelques gravures sur bois en pleine page. Ce livre, porté par une passion et un talent qui démontrent l’inanité des préjugés négatifs sur les ouvrages publiés en dehors des circuits classiques, a paru en 2004 aux éditions de l’Arbre (qui a par ailleurs réédité les plaquettes de grands poètes du XXème siècle injustement tombés dans l’oubli, notamment Ilarie Voronca).

Les poèmes de Jean Le Mauve, qui écrit en vers libres et ne se revendique d’aucune école, sont ceux d’un berger : ils évoquent la simplicité de la vie pastorale et campagnarde, la beauté âpre du monde et la communion, intensément vécue, de l’homme avec les forces de la nature dont il tire sa subsistance par le pâturage, le travail aux champs et la chasse (ici qualifiée d’aimable, sans doute pour souligner que le paysan ne marche pas dans la nature en prédateur). Le style, d’une grande fluidité et porté par un élan panthéiste qui insuffle de la vie en toute chose et transcende ce qui serait sinon simple description, évoque celui de Giono et, irrésistiblement, celui de Ramuz. La musicalité des vers ne sert qu’à faire résonner les échos d’une réalité supérieure dont l’harmonie latente, en équilibre dynamique, se manifeste dans le rythme des saisons (« Printemps »), dans un vol d’oiseaux (« Coucher d’oiseaux » ; « C’était un soir de novembre ») ou même la mort d’un animal aimé (« La mort du bouc »).


Ne plaignez pas le solitaire
car ses oreilles bourdonnent tout au long du jour
du bruit de mille vies fraternelles
le voilà à l’écoute du vent, de l’insecte et
de l’herbe,
à l’écoute du merle.
Le voilà ivre du parfum tenace des œillets,
léger dans la nuit fraîche, écoutant l’inaudible ;
le balancement des fougères, les rêves craquants des ormes,
la marche feutrée des étoiles, le lent mûrissement des pierres.
Le voilà bleu dans l’averse du seigle inondant
sa poitrine
ouvert et propre,
voyageant au-delà de l’écorce jusqu’au cœur de l’arbre
comme à travers les cercles de son sang,
à l’écoute de sa voix profonde s’exhalant des mille voix vertes de la terre.
Ne plaignez pas le solitaire
car il est roi dans son pays.
Il règne sur les granges où vole la poussière d’or.
Il commande une armée de haies, de fenêtres et d’outils.
Il est maître de son voyage, maître du grain et de l’ortie.
Il se promène à l’aise dans les yeux de son chien.
Sans cesse il se répand ;
le jour est sa prairie.
Les heures comme des chattes se caressent à ses jambes.
Des arbres apprivoisés le couronnent.
Des pensées rapides comme des oiseaux l’escortent,
lui tissent un habit de joies insensées.


Le contact quotidien avec la nature procure un sentiment de plénitude qui confine à une extase mystique (« Chemin », « Pente d’herbe », « Ma vie s’envaste ») allant bien au-delà de l’engouement actuel pour les valeurs de l’écologie. On peut penser à un poète tel que Michel Jourdan ou à un écrivain tel que Sylvain Tesson, adeptes du retranchement dans la solitude et de la contemplation active.
La nature n’est pas seulement un havre en elle-même : elle est aussi un refuge contre les hommes. L’auteur, né en 1939, semble avoir été marqué par les évènements du siècle (« En mon enfance à goût d’étoffe »). Une certaine misanthropie affleure dans plusieurs poèmes et culmine dans les aveux (implicites) d’une détestation des foules et des villes, de tout ce qui dissout l’individu dans de vastes ensembles en le privant d’un rapport intime et vital aux forces de la nature, qui ont la vertu de grandir l’homme et de l’épanouir et non de le rapetisser en le repliant sur lui-même.


« J’ai habité l’ennui des maisons hygiéniques / où l’horloge carillonne la mort tous les / quarts d’heure »

« C’était un soir de novembre / à quatre-vingts kilomètres de Paris où les hommes / s’entassent / pour je ne sais quel carnage ou migration »


Mais le poète n’est pas non plus dupe : il sait que le monde qu’il célèbre, comme une vie rêvée (« Betracq » « A mon pays retrouvé »), est à l’agonie et que sont morts les hommes et les femmes de son enfance (« Fauchage d’août » « Je revois vos visages parmi les blés versés »), qui lui enseignèrent la vie.
« Aujourd’hui leur monde poussé par le groin / du temps / périt »