Litanies des bulles
de Lionel-Édouard Martin, Marc Bergère (Dessin)

critiqué par Eric Eliès, le 4 avril 2015
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Une poésie ambitieuse sur le rapport aux mots et au monde
Ce recueil élégant, sur un papier épais mettant en valeur les encres colorées de Marc Bergère accompagnant les textes, est composé de poèmes en « prose versifiée » qui se répondent et composent, par des variations subtiles sur la double thématique du rapport au monde et aux mots, un ensemble cohérent savamment ordonné.

Chaque poème est découpé en verset aux phrases sinueuses et syncopées, qui se déploient sur la page comme des algues ondulant dans le courant. Mais cette apparence de prose poétique est trompeuse et les procédés de LE Martin, sans toutefois y ressembler vraiment, m’ont parfois semblé peu éloignés de ceux de Paul Fort. En effet, la respiration des textes est rythmée, outre la scansion de la ponctuation, par les assonances et par un art de la versification octosyllabique ou alexandrin qui rejoint, par moment, la perfection de l’art classique tel ce « à peine parles-tu qu’il saigne à ta morsure », qu’on croirait extrait d’une tragédie de Racine pour évoquer le texte mortel que le poète tient en sa bouche…

Mais c’est surtout à l’art poétique de Jean Grosjean que s’apparentent les versets de LE Martin, à tel point qu’il serait je pense possible, même si l’obsession de Dieu est une présence qui hante davantage les textes de Grosjean (mais LE Martin a également recours à un vocabulaire liturgique), de confondre le lecteur non averti en entremêlant leurs versets… Le vocabulaire y est très soigneusement choisi, parfois presque précieux mais sans aucune pédanterie ni afféterie. On éprouve le sentiment d’un travail minutieux d’apurement de chaque phrase pour, avec une précision d’orfèvre, choisir le mot précis et agencer les poèmes de façon à créer une progression dans le recueil et à susciter des images d’une grande force, à la fois originales et charnelles, où la nature et le monde sont omniprésents. Néanmoins, par endroit, LE Martin gagnerait à davantage viser l'essentiel, en méditant la simplicité formelle et l'économie de moyens des grands poètes majeurs.

Les textes traitent essentiellement du rapport du poète avec les mots qui forment l'ossature et la chair des poèmes, présentés ici comme choses vivantes dont le sang ruisselle (comme un jus épais sous le pressoir des lèvres) quand la parole jaillit de la bouche, qui sert à la fois à dire et à mordre… Les bulles de savon, évoquées au tout début du recueil, sont les « oiseaux parfaits » repris de Pierre Jean Jouve (ils volent sans pesanteur, n’ayant pas besoin de corps) et l’allégorie de la parole poétique qui naît de notre souffle, quand la bouche s’arrondit pour parler :


Oiseaux parfaits : raréfaction de l’os et de la moelle vers l’absolu du vide et de la transparence et vers le lieu sans but ni migration grégaire – à peine l’amont de la brise et son aval, nulle quête d’estuaire où piéter de concert avec l’oiseau de flamme, nulle quête de mer

Oiseaux parfaits, mes bulles, plénitude syllabique en rupture de parole, ah, ce souffle expiré comme un début de mot ! le mot peut-être « oiseau » syllabé bulle à bulle, long vol d’oiseaux sphériques

Air à l’expire, vicié par la vie : c’est pourtant de cet air que se gonfle la vie de mes oiseaux parfaits, mes bulles de parole en rupture de mort libérées dans le ciel de la lourdeur des lèvres, et pourtant prisonnières de la mince enclosure / de la forme régie par le pi matriciel / mes bulles de parole incarnées dans la sphère


Mais c’est dans l’oiseau réel que le chant prend source : le rouge-gorge sur la neige crépite et tressaute comme une flamme dont le chant paradoxal interpelle le poète. Le langage n’est qu’un intercesseur, un moyen de passage, dont les mots sont les oboles, pour accéder aux lieux où s’incarnent les forces élémentaires de la nature : en plein ciel (via le vent ou un avion Airbus), au bord d’un lavoir où chuchote un ruisseau, dans une carrière de craie (bouche pleine de dire - pierre vivante en lieu de pierre morte). Tout est vivant, plein de sang ou de sève, mais l’homme apparaît comme le porteur de mort. Le poète se souvient des treilles déracinées parce qu'elles ne donnaient plus, de l’arbre abattu transformé en grume, et du porc sacrifié dont on avait arraché le « cep ramifié de l’existence »… La nature ne se laisse pas aisément saisir et se flétrit, puis périt au contact du poète trop humain qui cherche à l’étreindre par les mots. La mort, et l’obscurité dans laquelle elle plonge les êtres comme une ombre portée, est un thème essentiel du recueil :


De la mort ; à peine dis-je un mot qu’elle se pose sur ma bouche, oiseau privé de migration, tous les morts restent dans mes mots, leur lèvres battent sur mes lèvres / D’une aile sans envol

Ténèbres à ton cœur, funèbre – et ton crachat de suie marque la feuille morte et la coquille abandonnée de l’escargot, trace tes lettres sur la page, noires.

Poète mineur mangeur de houille, rends dans un souffle tes mots noirs, tout est noir dans ta bouche – et la gueule du chien dans son aboi nocturne est noire aussi, pleine de frayeur et d’ombre


Le silence est une condition pour accéder à la présence. A plusieurs reprises, LE Martin affirme qu’il vaut mieux se taire, que le cri articulé est inutile… L’homme se laisse couler dans le monde et s’immerge dans les choses : le vent et la carrière de craie deviennent corps charnel enveloppant puis vulve matricielle qui ré-enfante l’homme dans le poète. Il y a une sorte de lointains échos hugolien et nietzschéen dans cette conception de l’art poétique où les vertus de l’enfance, devenues l’aboutissement et l’épanouissement d’une vie, se parent des attributs du surhomme dans les pouvoirs du poète :


Ta bouche n'est plus noire, elle parle ta langue habituelle, toute voyelle élève un soleil dans le ciel, monde bleu qui te hèle, ô l'aile dont revêtir tes lèvres !

Poète est celui qui par l’oiseau refait nie la mort ; et ses rechants calcinent les mots jusqu’à la gemme – oeil ouvert, jumeau, sous la paupière obscure.

Crée, métaphore, dans mon poème la consubstance – relie, fais partager la chair des mots à d’autres mots : poète, je remembre l’épars / Je presse les fruits ensemble pour un vin de mer, et de terre, et de brise, couleurs mêlées – pour la pulpe du texte aux phalanges rythmiques.


L’enfance, évoquée tout au long du recueil (au début par le jeu des bulles de savon et puis par l’afflux des souvenirs), est ressuscitée et, avec elle, la jubilation du mouvement, symbolisée par la voile gonflée du bateau ou, en évoquant Nicolas de Staël, par le plaisir gratuit des couleurs virevoltantes d’un match de football…

Les encres et lavis, qui accompagnent et prolongent le texte, ne sont pas de simples illustrations. Leurs teintes colorées évoquent, par une tache de couleur vive, la parole et la vie encloses dans les forces muettes de la nature et leurs nuances de noir, qui est la couleur dominante, renvoient aussi bien aux mots du poète qu’à l’ocre de la terre et des pierres.