Vie des hauts plateaux
de Philippe Annocque

critiqué par Sissi, le 29 mars 2015
(Besançon - 54 ans)


La note:  étoiles
La drôle de vie
Ça commence très fort (page 3) : « Un autre jour, j’ai trouvé chez moi un gros garçon avec une casquette verte qui regardait la télé. Et puis, sans s’occuper de moi, le gars s’est mis en pyjama et est allé se coucher dans mon lit !
Après, mon amie, que j’avais invitée, est arrivée ; mais c’était gênant : il y avait toujours le gros garçon qui dormait dans le lit. J’ai fini par le réveiller en l’insultant, mon amie aussi insultait le gros gars tandis que celui-ci s’étirait comme après une bonne nuit. Il a quand même fini par se lever et mon amie en a profité pour prendre vite fait sa place toute chaude dans le lit. Mais il a fallu lui donner des gifles et insulter sa famille pour que ce gros inconnu se décide à partir. »


Alors on ne peut s’empêcher de pousser du coude son voisin (à condition d’en avoir un sous ledit coude à ce moment-là, bien sûr, mais sinon on peut toujours s’en inventer un), de lui montrer la page « tiens, regarde… », de guetter les prémices du sourire qui pointe et qui préfigure le rire tout court, parce qu’un moment de plaisir a toujours envie d’être partagé.
Et ça continue de plus belle. D’imbroglios conjugaux en situations rocambolesques, d’interludes décalés en envolées surréalistes, le narrateur- qui galamment cédera sa place à Madame le temps de quelques pages, histoire de déboussoler le lecteur davantage- nous embarque dans sa drôle de vie, avec un naturel confondant (et c’est sans doute cette candeur qui provoque tant l’amusement), vie où on collectionne les compagnes et procrée à tour de bras, où on meurt régulièrement de faim, où le temps s’accélère comme dans un film quand il n’inverse pas son cours.
Déstructuré, désinvolte, remettant en cause tous les codes qui régissent nos vies, ceux sur lesquels on a l’habitude de s’appuyer pour avoir des repères, La vie des hauts plateaux est une vie hors normes, irréaliste à première vue mais qui n’en remet pas moins en cause la nôtre.

Car, à y réfléchir d’un peu plus près une fois le fou rire passé, on réalise que la faim tue bien davantage que les maladies cardio-vasculaires de nos sociétés sur-nourries, que bien des tierces personnes s’invitent dans les lits conjugaux, qu’on ne sait parfois plus vraiment qui est qui par rapport à qui dans certaines familles, qu’on est parfois mort tout en étant vivant, et que la très hypocrite monogamie n’est, dans bien des cas, qu’une belle vitrine on ne peut plus friable...

Pour terminer et pour prouver que notre narrateur fait, finalement, preuve de bon sens :

« C’est surtout quand on rentre de l’école ou du travail qu’on a besoin de se distraire.
Pour se distraire, on peut danser, regarder la télé, lire, jouer aux jeux vidéo, aux jeux de construction, au bac à sable. Quand on devient adulte, on a aussi la possibilité de faire l’amour. C’est tout.
Si on ne se distrait pas, on est tendu. C’est mauvais pour l’humour. »
La vie comme un jeu 8 étoiles

Une lecture d’Annocque c’est toujours une aventure, cette fois encore je me demandais bien ce à quoi je devais m’attendre en ouvrant cet opus et je ne fus point déçu, ce livre livre encore une autre facette du talent de cet auteur protéiforme. Philippe n’aime pas les catégories, les classements, les écoles - même s’il y travaille - il s’évertue dans chacune de ses publication à exposer une autre version de ses aptitudes littéraires. En la circonstance, il propose au lecteur des textes courts qui ressemblent à une ébauche de roman, à une histoire en morceaux qui n’aurait pas encore été assemblée en un scénario définitif. Mais ces textes sont reliés entre eux par un fil rouge enroulé autour de thèmes toujours présents même s’ils ne sont pas exposés de façon péremptoire.

« Vie des hauts plateaux » est surtout une affaire de mort, de mort rapide, expéditive, comme dans les jeux vidéos mais, toujours comme dans les jeux vidéos, la mort n’est pas obligatoirement définitive, il peut y avoir des rattrapages. Une affaire d’amour aussi, celui que l’on fait, moins que celui qu’on éprouve. Aucun sentiment dans ces textes froids comme la glace, rien que des faits, la mort, l’amour, la vie qui s’en va et sans cesse revient. Annocque n’aime pas beaucoup les histoires, elles se ressemblent toutes. « Qui que je sois, mon histoire commencera toujours de la même manière : il me faudra d’abord faire ceci, puis cela, puis autre chose et autre chose encore ; mais toujours les mêmes choses, invariablement les mêmes, et toujours dans le même ordre ». Il préfère bouger les lignes, bousculer les mots, fausser les perspectives, laisser le lecteur trouver le chemin qu’il esquisse à peine.

Ce livre est totalement décalé, il dit tout ce qu’on ne lit pas, le cynisme omniprésent cache mal les sentiments du narrateur ou des narrateurs, on sait mal si l’auteur change de sexe ou s’il y a plusieurs narrateurs de sexe différent mais peut importe l’auteur ne s’arrête pas à ce genre de détail. « Je sais bien que ces considérations n’entrent pas en ligne de compte : ni l’âge ni le physique ni même la différence de sexe ne sont véritablement en jeu dans les relations amoureuses ». Comme à chaque lecture naît un nouveau livre, je voudrais faire part des impressions très personnelles qui ont contribué à la construction de ma version de ce texte. En plein débat sur le mariage pour tous, la redéfinition de la famille, la théorie du genre, j’ai eu le sentiment qu’Annocque ouvrait des pistes de réflexion. Ses héros se marient avec toutes et tous, peu importe le sexe, le statut, la couleur,…, les familles s’emmêlent allègrement, chacun ayant des enfants avec d’autres qui eux aussi ont des enfants avec d’autres encore etc…, le sexe de ses personnages n’est pas très défini, il est souvent provisoire, de circonstance… Une façon de ne rien dire sur le sujet (« C’est plutôt difficile à expliquer – comme toujours : la vérité, c’est toujours difficile à expliquer ») mais d’inviter le lecteur à réfléchir à ces questions en méditant ce qui transparaît entre les lignes de ce texte. Le transit et le stationnement intensifs entre sa porte et son lit pourrait-être aussi une parabole de l’afflux et de l’accueil des migrants qui déferlent actuellement vers nos cités. Toutes ces interprétations possibles montrent la richesse de ce texte dans lequel je verrais avant tout une forme de variation sur le thème de la différence abrogée à travers l’accession à l’unicité sexuelle sans que cela apparaisse pour autant pour une théorie émise par l’auteur mais seulement une farce pour dédramatiser un débat qui prenait une mauvaise tournure. Annocque ne fait pas la morale, il ironise, il joue, il nargue, il nous dit ce qui pourrait être, à chacun de se débrouiller avec ces quelques mots.

J’ai eu aussi l’impression que ce livre venait au moment où son auteur sentait qu’il avait atteint le sommet de la phase ascendante de sa vie et qu’il sentait venir les premiers symptômes de la seconde partie de son existence, celle qui descend, « …l’âge m’est tombé dessus et dès le lendemain sur le dos de ma femme ».

Débézed - Besançon - 77 ans - 4 octobre 2015


Un roman à géométrie variable 8 étoiles

La forme de ce roman constitue la première forme de surprise, par fragments, avec des interludes bref, de nature drolatique, relevant de l'humour absurde. Cela ne lâche pas l'ensemble de l'oeuvre où le protagoniste change d'identité au fil des chapitres, eux-mêmes assez courts. Les bons mots, un goût pour le surréalisme tissent donc ce livre qui traite avant tout, tout de même, de la vie de famille et de couple. Les manières de séduire, de se marier, d'avoir des enfants et de les élever ne relèvent pas véritablement de la logique, encore moins de quoi que ce soit de scientifique. L'absurde conquiert même le titre, car rien de son contenu ne le rattache à de quelconques hauts plateaux.
Ce livre m'a fait penser à une sorte de série à sketchs à l'humour décalé, un peu à l'instar de Palace, conçue par Jean-Michel Ribes. Le même type d'humour y est repris.

Philippe Annocque a voulu rédiger autre chose qu'un roman, ou un type renouvelé, qu'il a qualifié de "fiction assistée", par les remarques de ses proches et des lecteurs de son blog.
Cette oeuvre m'a fait rire, par sa dérision, son caractère déstructuré qui la renforce et par les soupçons de bon sens qui rejaillissent de manière éparse.

Veneziano - Paris - 46 ans - 2 mai 2015