Goat Mountain
de David Vann

critiqué par Gregory mion, le 9 mars 2015
( - 41 ans)


La note:  étoiles
Goat Mountain : fin du cycle des armes et des hommes tragiques.
La stature littéraire de David Vann n’est plus à confirmer. Ses premiers ouvrages ont revisité le thème de la tragédie avec une grande habileté tout en élucidant quelque chose de la vie de l’auteur. La question récurrente de l’œuvre de Vann pourrait d’ailleurs être celle-ci : quelle est la marge de manœuvre de l’enfance quand les adultes persévèrent dans le Mal ? Lorsqu’on reformule le problème en fonction d’un canevas tragique, on doit partir du principe que des forces inaltérables concourent à la production infinie de ce Mal, ce qui réduit d’autant plus les solutions potentielles des enfants, contraints de recevoir la parole et l’action de leurs aînés comme des marqueurs de la nécessité. Toutes les tragédies ont une tendance naturelle à se précipiter vers les ténèbres ; elles forment un microcosme dans lequel sont pris les personnages et duquel on ne peut guère sortir autrement que les pieds devant. Et si par chance l’on devait en réchapper, ce ne serait pas sans avoir subi de nombreuses séquelles mentales.

Ce nouveau titre de Vann correspond totalement au paradigme tragique. L’histoire se déroule dans le sillage de la Goat Mountain (la montagne de la chèvre) durant quelques jours terribles de l’automne 1978, en Californie septentrionale. La toponymie justifie d’emblée la présence du Mal : la chèvre est l’une des figures préférées du Diable (cf. p. 217). D’un bout à l’autre du roman, la montagne est perçue alternativement comme un objet de toute-puissance ou comme une masse plastique, changeante, chaque fois disposée à se jouer des hommes. Ceci produit une sorte d’impératif naturel qui n’est pas loin de se dire dans les termes du surnaturel. Le démon gît dans les crevasses et les anfractuosités de cette roche californienne. Toute présence humaine ne semble pas être la bienvenue en ces lieux. La puissance de l’endroit se suffit à elle-même ; elle réduit l’œuvre de l’homme à une vaine entreprise, à un genre de technique contradictoire avec la nature, jusqu’à suggérer non plus tant l’empreinte d’un Diable que celle d’un Dieu, la trace d’un Créateur qui répand dans l’univers son souffle primordial et revigorant en attendant que les hommes puissent s’en rendre dignes. Beaucoup de passages du roman exaltent la nature par contraste avec la pauvreté des facultés humaines, et cette exaltation rappelle les principes du transcendantalisme d’Emerson, à savoir que la nature est notre seul accès possible à la lumière de Dieu, supposant de la sorte qu’une mauvaise appréhension de la nature est non seulement pour nous un facteur de mise à distance de Dieu, mais qu’elle est également susceptible de nous emmener la punition. Ainsi l’impression première d’une compagnie démoniaque n’est pas injustifiée. Elle n’est au fond que la concrétisation de la colère divine, déception du Très-Haut devant les actes irréfléchis de ses créatures, devant notre manque d’attention pour la dignité de la chose naturelle.
On ne sera donc pas étonné de constater que les personnages de ce livre subissent peut-être les représailles de Dieu. Pour le dire lapidairement, tous les malheurs qu’ils vont endurer s’expliqueraient par l’impossibilité pour eux de s’opposer au tragique de leur existence. Par conséquent, plutôt que de considérer la nature, ils sont là pour la tuer. L’histoire se déroule en première personne ; elle est racontée par un adulte qui se souvient du gamin de onze ans qu’il fut et qui participait comme chaque année au rituel de la chasse au cerf avec son père, son grand-père et un ami à eux, à ceci près que cette fois le jeune garçon avait obtenu le droit d’abattre son premier animal. S’il parvient à tuer un cerf, l’enfant entrera dans la grande histoire de la famille ; il aura gagné le respect de toutes les générations précédentes qui ont convergé à Goat Mountain (cf. p. 20). Cependant ce n’est pas un cerf que l’on abat, c’est un homme (cf. p. 20). Par accident ou par l’entremise d’un je-ne-sais-quoi de tragique, voire d’atavique, le fils appuie sur la détente alors que son père lui avait juste proposé de regarder un braconnier à travers la lunette de visée de son arme (cf. p. 24). Le narrateur évoque spontanément le goût de la destruction, probable héritage paternel. Il comprend que tuer un homme, c’est d’une certaine manière orienter toute l’existence vers soi (cf. p. 27), se mettre dans une position d’arbitre suprême en ce qui concerne le droit de vie et de mort. Avec le recul qui est le sien, le narrateur se reconnaît à l’instar d’une forteresse inexpugnable du Mal : « Ce que nous devions craindre était en moi […] » (p. 37). Il se peut que ses aïeux lui aient transmis un gène de malveillance, mais l’un dans l’autre, ce qui s’avère terrible, c’est que c’est lui, le jeune garçon, qui paraît pire que tous les êtres de son ascendance. C’est en l’occurrence ce qui effraie Tom, l’ami qui accompagne la famille dans cette partie de chasse (cf. pp. 29-30). Tom est authentiquement chamboulé par ce qui vient d’arriver. Or l’enfant, au lieu de s’affliger de son meurtre, méprise intérieurement Tom. L’enfant ira en outre jusqu’à mépriser les armes de Tom, sûrement de trop faible calibre aux yeux de ce précoce assassin (cf. p. 48). Ce mépris de l’enfant pour l’ami de la famille constitue l’éviction définitive de Tom du cercle de cette folie privée. Tom n’est qu’un personnage qui a fait intrusion dans cette famille de chasseurs ; son sang n’est pas mêlé à ces gens qu’il ne cessera de blâmer au fur et à mesure que l’on s’interrogera sur le sort du cadavre. Indigné, dégoûté, mais surtout effrayé, Tom menacera l’enfant de mort, incarnant à cet égard le plus pur registre aristotélicien de la justice corrective (cf. p. 145). Le grand-père, du reste, a déjà brandi un couteau au-dessus de son petit-fils, dans une scène biblique rejouant la situation d’Isaac et d’Abraham (cf. p. 72).

Par complément d’objet ou par association destructive, un cerf est tué par le gosse (cf. pp. 147-8). Ceci étant, le cerf n’a pas été idéalement touché par le projectile ; il subit une pénible agonie (cf. pp. 149-158). C’est l’occasion d’en revenir au rite initiatique qui était planifié : l’enfant ne deviendra un homme qu’après avoir mangé le foie et le cœur de l’animal qu’il a lui-même abattu (cf. pp. 160-1). Cette initiation se parachève avec une épreuve qui n’est sans doute pas prévue au programme puisque les adultes abandonnent l’enfant, peut-être révulsés par la quantité de Mal qui habite déjà dans un si jeune cerveau. Cela signifierait que la famille a distingué dans sa dernière descendance les marqueurs d’une folie incommensurable, une espèce de tare qui pourrait tout emporter dans sa course démentielle. S’ensuit alors un très convaincant chemin de croix pour l’enfant. Il traînera la carcasse de son cerf jusqu’au campement, sur des kilomètres et des kilomètres, Jésus sans innocence portant son forfait de mort, le cadavre de l’animal n’étant que l’amplification physique du cadavre humain un peu plus tôt suscité, rien d’autre que la suite logique d’un contexte de tragédie qui se précipite vers son dénouement (cf. pp. 245-7).
Encore une fois, avec ce livre, David Vann établit le diagnostic sans concession d’une société des armes à feu et des caractères prométhéens. La conjugaison de cette société et de ces caractères est ce qui donne éventuellement naissance aux structures de la tragédie. Et que dire de plus ? Notre conclusion est simple car elle ne peut remplacer les nombreuses subtilités de l’univers romanesque de Vann, autrement plus riches et plus profondes que de vagues remarques sociologiques.
Tuer. Quoi faire d’autre avec une arme à feu ? 8 étoiles

Quand le père du narrateur - devenu adulte au moment de cette narration – confie à son fils de onze ans son fusil à lunettes pour qu’il observe un braconnier, tranquillement assis sur un rocher à 200 mètres d’eux, à travers la lunette de visée, il ne se doute pas que son fils va appuyer sur la détente et tuer ainsi un homme.
Ce n’était pas ce qui était au programme puisque le programme c’était de fêter l’avènement des onze ans du fils par l’autorisation pour lui d’abattre son premier cerf en cette annuelle chasse au cerf à laquelle participent, comme tous les ans, le narrateur jeune garçon, son père, son grand-père et Tom, l’ami de la famille, de l’âge du père. Ils venaient d’arriver dans le ranch familial « Goat Mountain », en Californie, de laisser leur véhicule au niveau du ranch et de partir dans la montagne pour traquer le cerf. Hélas, c’est un braconnier qui tue un cerf quasiment en leur présence (à son insu) et le jeune garçon donc, qui au lieu de se contenter d’observer le braconnier dans la lunette tire et le tue.
C’est ainsi que commence « Goat Mountain » et dire que la suite est de la même force et de la même violence n’est pas mentir ! Les trois adultes sont pareillement dans l’incompréhension du geste, dans l’horreur en constatant qu’il n’y a pas de remords, pas de conscience du mal qui vient d’être commis chez le jeune garçon. Mais leurs réactions divergent totalement : le grand-père se verrait bien tuer le petit-fils (et il manque l’égorger avec son couteau lors de la nuit qui suit !), le père voudrait simplement enterrer – cacher le corps et qu’on s’empresse d’oublier tout ça. Quant à Tom, lui, il voudrait au plus vite aller exposer les faits au shérif le plus proche. La cohabitation de nos quatre personnages pendant les deux jours qui suivent l’acte est étouffante, et on imagine bien quel parti un David Vann peut tirer d’un tel pitch ! Comme en outre des références sont faites avec insistance à des épisodes de la Bible (Ancien Testament en particulier), l’ensemble prend un tour qui confine parfois au mysticisme.
N’empêche, dans cet acte fondateur – celui de tuer – qu’a accompli l’enfant au début du roman et qui lance celui-ci, je ne peux m’empêcher d’évoquer celui de l’enfant dans « Sukkwan Island ». On ne se refait pas monsieur David Vann ?!

Tistou - - 68 ans - 11 décembre 2016