L'homme dans la guerre: Maurice Genevoix face à Ernst Jünger
de Bernard Maris

critiqué par Radetsky, le 8 mars 2015
( - 81 ans)


La note:  étoiles
Le chevalier et le spadassin
C’est un peu une gageure que d’avoir à critiquer… une critique particulièrement fouillée et illustrée. Mais celle-ci se complète d’une synthèse historique, psychologique, littéraire, replaçant les deux écrivains dans le contexte de l’époque et dans une perspective universaliste qui les rend en définitive intemporels.
Un grand ancêtre de la littérature se tient en retrait, pour se manifester de temps à autre dans les références auxquelles fait appel Bernard Maris : Homère et son « Iliade » et montre combien les affinités sont évidentes entre les héros antiques Hector et Achille, et les soldats de la Grande Guerre, dans les émotions qui les animent.

Ceci posé, les deux œuvres majeures sur lesquelles repose l’analyse de B. Maris sont essentiellement « Ceux de 14 » de Genevoix, et « Orages d’acier » de Jünger. Deux ouvrages dont le second continua d’influencer une partie de la jeunesse intellectuelle française jusqu’après le second conflit mondial. Illusions… rêveries d’adolescents ou d'adultes immatures ivres d’exploits, de grandeur, de force, de tout ce qui colle à l’aura du guerrier depuis la nuit des temps.
Puis vient le temps des désillusions, de l’éveil des consciences sous les bottes de fer de la Gestapo.

Bernard Maris a épousé la fille de Maurice Genevoix, Sylvie, à laquelle est dédié cet ouvrage. Le gendre s’est depuis toujours reconnu dans la profonde humanité de son beau-père, lequel abandonna à l’instigation d’un de ses anciens professeurs son avenir d’enseignant afin de se consacrer à la littérature, à la suite des lettres que Genevoix expédiait depuis le front ; « notez tout ! » lui suggéra son correspondant, ce que fit le Sous-lieutenant Genevoix, acharné à ne laisser passer aucune impression, aucun épisode, aucun personnage, rencontrés dans sa terrible vie de combattant.
Qu’on ne s’y trompe pas : Ceux de 14, ce n’’est pas de la littérature ! mais la transcription mise au net de la langue, simple servante de la vie des soldats, DANS la guerre, laquelle est hors de toute référence esthétique.

Il faut signaler cette terrible prémonition ( ) de Bernard Maris, au moment où lui et son épouse pensaient à l’élaboration de ce livre, je le cite : " … « jamais vous n’aimerez la vie comme nous aimons la mort. » Cette phrase insondable d’un chef terroriste préparant ses hommes aux attentats-suicides, pouvait-on la faire dire au jeune lieutenant Jünger ? Elle nous hantait, Sylvie et moi…"
Et Bernard Maris périt, assassiné, dans les locaux de Charlie-Hebdo, le 7 janvier 2015… !!

Pour que le couple se soit interrogé sur la pertinence d’une telle phrase dans la pensée et la plume de Jünger, on se doute bien qu’un hiatus énorme sépare les deux écrivains. Deux conceptions radicalement opposées de la vie, de son déroulement, de ses buts.
Genevoix, sensible à tous les humains, et particulièrement ceux qu’il a sous ses ordres et qu’il met sur un pied d’égalité absolue dans le souci qu’il a de leurs vies, de leurs pensées, de leurs morts même, puisque c’est lui qui les assiste, leur ferme les yeux, se soucie de leurs proches et souffre de ce destin impitoyable qu’il se contraint à accompagner, du seul fait des responsabilités reconnues siennes, tant à l’égard de son pays que de ses hommes.
Et ce souci constant s’étend à la nature entière et à tout ce qui la peuple : arbres, animaux, humains.
Genevoix est un chevalier, Jünger un lansquenet, ainsi qu’il se définit lui-même, avec toutes les nuances, en général inhumaines, que le terme renferme. Je n’en dis pas plus.
Genevoix est un humaniste amoureux de la vie, de la vie entière, de tout et de tous, Jünger un petit-bourgeois navré que son papa soit pharmacien et non pas Junker, qui va compenser sa rancœur dans une idéologie de mort.
Les belles analyses que nous offre Bernard Maris sont, outre qu’une excellente introduction aux œuvres de l’un et de l’autre auteurs, un beau témoignage de ce qu’une époque peut offrir de meilleur et de pire.