L'ancêtre
de Juan José Saer

critiqué par Myrco, le 11 mai 2015
(village de l'Orne - 74 ans)


La note:  étoiles
Remarquable et fascinant: un chef d'oeuvre
"L'ancêtre" de Juan José Saer, l'un des plus grands écrivains argentins du XXème siècle, est un de ces textes rares comme on en lit peu, un texte dont j'ai d'abord envie de souligner la haute tenue, tant sur le plan de la pénétration de l'analyse, de la profondeur de la réflexion que sur celui de la qualité de la langue, précise, d'une élégance classique, raffinée mais sans afféterie, un texte sans coupure dont la prosodie imprime souvent une tonalité particulière au récit, envoûtante et presque hypnotique et dont on ne sait ce que sa beauté doit au talent de l'auteur ou à celui de sa traductrice (*), les deux probablement.

Le livre nous projette au XVIème siècle et se présente comme le manuscrit d'un vieil homme qui raconte ce que fut sa vie et se souvient plus particulièrement soixante ans après, de l'expérience inouïe vécue alors qu'il n'était qu'un jeune mousse de quinze ans."A cette époque, la mode était aux Indes car cela faisait presque vingt ans qu'on avait découvert le pouvoir de les atteindre par le ponant." Echoué avec ses compagnons à l'embouchure d'un fleuve, il sera seul épargné par une tribu d'indiens anthropophages qui lui donneront le statut privilégié de "def-ghi" et le retiendront dix ans avant de pouvoir le rendre à ses semblables lors d'une nouvelle expédition de ces derniers.
Si l'argument est inspiré d'un épisode réel de la conquête espagnole des Amériques (en 1515, des hommes appartenant à une expédition commandée par un certain Juan Diaz de Solis abordèrent à l'embouchure des fleuves Paraná et Uruguay et furent massacrés par les indigènes; seul en réchappa un jeune mousse Francisco del Puerto que récupérera le navigateur Sébastien Cabot dix ans plus tard), le reste est pur produit de l'imagination de l'auteur. Que le lecteur potentiel ne s'y trompe pas: "L'ancêtre" ne se veut en aucun cas roman d'aventures ou à vocation historique.

Dès l'incipit "De ces rivages vides, il m'est surtout resté l'abondance du ciel. Plus d'une fois, je me suis senti infime sous ce bleu dilaté...", le récit se focalise sur cette parenthèse qui aura marqué à jamais le narrateur et générera de telles interrogations sur le comportement de ces indiens et le rôle longtemps incompréhensible qu'ils lui ont assigné, que sa vie ne sera ensuite qu'une longue quête de sens dont son manuscrit concrétisera l'aboutissement en même temps que l'accomplissement de ce rôle.

La première partie absolument fascinante (la dernière le sera tout autant pour des raisons différentes) nous relate entre autres, une frénésie orgiaque hallucinante initiée par les préparatifs du repas cannibale et poursuivie dans une libération violente de désirs et de pulsions animales assouvis parfois jusqu'à la mort. Avec le recul des ans qui lui permet de s'abstraire des sentiments éprouvés sur le vif, le narrateur endosse le rôle de l'observateur qui pose un regard d'anthropologue dénué de jugement sur ce qu'il voit, mais au-delà de la description presque clinique, sans tabou mais sans complaisance voyeuriste, tente de comprendre et d'interpréter sans encore y parvenir.
La suite de son séjour révélera chez ces gens un comportement totalement antithétique au quotidien, empreint de douceur et de civilité, régi par des règles strictes soumises à des notions de "devoir, (d')efficacité, et (de) subsistance", ne laissant aucune place au plaisir, une normalité néanmoins interrompue chaque année par le retour des mêmes rituels et excès à l'issue d'expéditions de chasse en direction d'autres tribus indigènes, et ensuite occultés...

Le retour à la "civilisation"(auquel d'ailleurs l'auteur consacre peu de pages en regard du demi-siècle couvert) d'un moindre intérêt à mon sens, présente néanmoins celui de nous offrir, dans la continuité d'une ouverture remarquable sur l'altérité, une vision intéressante de celle-ci parce que renversée, relativisée. Dans ce qui prend ici l'allure d'une dénonciation de société, les autres, que l'on ne comprend pas et que l'on infériorise, ne sont plus aux yeux du narrateur les indiens, ces "sauvages", mais ses semblables, incarnation d'un vide existentiel, évoluant dans une société de non rigueur, d'imposture (dont il sera partie prenante à un moment), de bassesses et de mensonges et régie par les plus vils intérêts:
"ces enveloppes vides qui prétendent s'appeler hommes" ou encore "depuis le jour où ils m'avaient renvoyé, je n'avais rencontré, à part le Père Quesada, que ,des êtres étranges et problématiques auxquels seule l'habitude ou la convention pouvait faire appliquer le nom d'hommes."

C'est dans la dernière partie, tentative extrêmement brillante et originale de décryptage des comportements de la tribu, proposition fascinante de ce que pouvait être la conscience de ces hommes dans leur rapport à eux-mêmes et au monde que l'œuvre atteint sa dimension de fable. C'est presque une vision compassionnelle de leur condition que nous livre Saer: des êtres déchirés entre la voie de l'accès à l'"homme véritable" et des instincts qui remontent en eux comme des forces obscures, survivances de la boue originelle dont ils sont issus et contre lesquels ils ne peuvent lutter, des êtres confrontés à l'étrangeté et à la démesure d'un monde dont ils ne parviennent pas à cerner le caractère réel ou illusoire, accablés par le sentiment de leur lourde responsabilité dans la persistance de ce monde qu'ils s'activent à tenter de pérenniser, angoissés qu'ils sont par la terreur de l'anéantissement.
Au delà, l'œuvre interroge sur l'essence même de l'humanité et la précarité de notre condition, n'étant jamais sûrs, à l'instar de ces indiens ou de nos ancêtres plus lointains que notre perception ne travestisse pas ce que nous croyons être la réalité:
"le seul savoir juste est celui qui reconnaît que nous savons seulement ce qui condescend à se montrer".

Une œuvre marquante qui mérite de figurer parmi les fleurons de la littérature et dont on peut s'étonner qu'elle demeure à ce jour si méconnue sous nos cieux.

(*)Laure Bataillon qui a reçu en 1988 pour ce livre le prix de la meilleure traduction décerné par la Maison des Ecrivains Etrangers et des Traducteurs, prix qui porte désormais son nom.
Chef d'oeuvre 9 étoiles

Depuis 2018, avec la parution de L’Ancêtre, les éditions « Le Tripode » ont entrepris de rééditer l’œuvre de Juan José Saer, l’un des écrivains argentins réputés les plus importants du XXème siècle. À en juger par ce roman, cette renommée n’est nullement usurpée.
Nous avons affaire, en effet, c’est certain, à un roman de premier ordre, qui plus est proposé dans une traduction elle-même de grande qualité. Comme l’explique fort bien Alberto Manguel dans sa postface, dans ce roman, Saer reprend, en se basant sur une histoire réelle, un thème maintes fois abordé dans la littérature ou, d’une manière générale, dans la fiction, celui du changement d’identité. Nombreux sont, en effet, les récits qui décrivent le sort d’un captif ou d’une captive retenu(e) dans une tribu aux mœurs étrangères et qui, au fil du temps, en adopte non seulement les usages, mais la langue, les mœurs, la pensée, etc. Dans les westerns, par exemple, ce thème est récurrent : les Indiens kidnappent un enfant blanc, parfois un (ou une) adulte, pour en faire un des leurs.
L’Ancêtre est, comme je l’écrivais, basé sur une histoire réelle datant de l’année 1515. Un corps expéditionnaire, parti d’Espagne pour explorer le Rio de la Plata, ayant dû débarquer à terre, est entièrement massacré par des Indiens. Seul le mousse échappe à la tuerie et est emmené par les Indiens dans leur camp. C’est l’histoire de cet homme que raconte le roman. Car le prisonnier ne reste pas moins de dix ans dans la tribu indienne. Il y est adopté sans l’être vraiment, découvrant que c’est une coutume des Indiens que d’épargner une personne chaque fois qu’a lieu un massacre, cette personne étant alors désignée par le mot de def-ghi, un vocable qui semble avoir de nombreuses significations dans la langue indienne.
En dix ans, le jeune homme se transforme en un Indien, oubliant sa langue natale pour adopter celle de ses compagnons et, surtout, faisant sienne les coutumes, l’être-au-monde et l’être-en-société des Indiens. Dès le début, il découvre, effaré, les débauches auxquelles se livrent parfois les membres de la tribu, pratiquant alors des festins cannibales, des orgies, des dépravations sexuelles à la limite de la folie. Mais c’est pour mieux comprendre ensuite que ce sont ces jours d’excès en tout genre qui permettent à la tribu de mener, le reste du temps, une vie paisible et harmonieuse en symbiose avec la nature.
Plus tard, relâché par les Indiens et revenu à ce qu’on appelle « la civilisation », l’ex-prisonnier sera longuement interrogé par les Espagnols. Il lui faudra du temps pour comprendre à nouveau sa langue natale mais il finira par percevoir ce qui est sous-jacent aux questions des Espagnols. En vérité, ce que ceux-ci se demandent, c’est si l’on peut ou non considérer les Indiens comme des êtres humains à part entière. À ce sujet, en proposant, le plus qu’il est possible, une immersion dans la réalité des Indiens, le roman de Saer apporte une réponse sans ambiguïté. Les « sauvages » ne sont certes pas ceux qu’on se plaît à désigner comme tels.

Poet75 - Paris - 68 ans - 17 avril 2024