La harpe et l'ombre
de Alejo Carpentier

critiqué par Radetsky, le 25 octobre 2014
( - 80 ans)


La note:  étoiles
Je ne suis pas celui que vous croyez...
Voici un conte historico-philosophique qu'Alejo Carpentier (Cubain aux lointaines origines bretonnes) nous brosse en réponse à une réputation usurpée : celle de Christophe Colomb.
"Héros" de la découverte des Amériques (dont on rappelle en passant que les Scandinaves y ont mis le nez auparavant), dispensateur de la "civilisation", portée par des aventuriers féroces, bien plus habités par l'ivrognerie et l'ignorance que par des soucis éthiques ou scientifiques, et surtout comme hallucinés par la perspective de juteuses affaires à base de subtiles épices, de pierres précieuses et surtout... d'OR. Obsession cardinale de toute cette affaire de gros sous, où les prétextes fourrés de farce "chrétienne" ne serviront qu'à dissimuler ce qu'il faut bien appeler une catastrophe pour les peuples indigènes pour qui va commencer l'esclavage et le génocide.
Mais n'anticipons pas.
Carpentier, se basant sur des documents historiques, va s'employer à bâtir un récit d'où ne seront pas absents le rêve, le mythe, la légende, tout comme les situations crues que les faits justifieront amplement.

Sous son pontificat, Pie IX pape du "Syllabus", pourfendeur de la modernité sous toutes les formes qu'elle adoptera au XIXe siècle, est saisi d'une demande de procès en Béatification au bénéfice de Christophe Colomb, auréolé encore du prestige que lui ont valu ses exploits ("La harpe"). Hésitation du pontife, avis favorable mais... enquête approfondie.

Vient ensuite le récit, de la bouche même de Colomb, des manoeuvres, intrigues, espérances, calculs, exaltations, soudoiements, déceptions, revers et succès accumulés dans la préparation et l'accomplissement de son Grand-Oeuvre, réitéré à trois reprises sans que les résultats soient à la mesure de ce qu'en attendaient les commanditaires. Le moins qu'on puisse dire est que notre personnage n'a rien de surhumain ni d'héroïque, encore moins de saint. De nos jours, ce serait à tout le moins la correctionnelle, pour ne pas dire l'accusation de crime contre l'humanité que le bonhomme aurait à craindre. Car, à défaut de tonnes d'or, ce sont des cargaisons d'esclaves indiens qu'il acheminera vers l'Europe afin de se dédouaner de ses chimères. Bref, le deuxième volet ("La main") nous plonge dans le vif du sujet et sa triste réalité, sans rien cacher de la personnalité de Colomb et de son entourage.

Enfin, le temps passant, nous voici sous le pontificat de Léon XIII, sous lequel la Sacrée Congrégation du Rite en vient à examiner sur pièces la requête esquissée sous Pie IX.
Défilé des témoins, depuis les partisans illuminés au style amphigourique (Léon Bloy est la tête de Turc de cette coterie), jusqu'aux accusateurs, menés par l'avocat du Diable qui s'entoure d'illustres témoignages dont celui, implacable, de Bartolomé de Las Casas, dont on sait quelles conclusions il a tirées de la conquête de l'Amérique ("L'ombre").

La conclusion est attendue, bien sûr. Et Colomb retournera au néant d'où il n'aurait jamais dû sortir.
Quant au style du livre, je l'ai trouvé riche mais moins coloré et emporté que n'aurait pu le laisser supposer l'origine latino-américaine de l'écrivain ; sans doute un effet de la traduction, hélas.