La Mort d'Artémio Cruz
de Carlos Fuentes

critiqué par Radetsky, le 19 octobre 2014
( - 81 ans)


La note:  étoiles
La mort, pour solde de tout compte...
Artemio Cruz se meurt. La douleur accompagnant son agonie, loin d'être brève va l'astreindre, alternant les périodes de lucidité, de rêves, de réminiscences lumineuses ou cruelles, à tenter de régler ses comptes avec les siens et avec lui-même. Carlos Fuentes, quant à lui, va brosser au travers de son héros la fresque de trois quarts de siècle d'histoire mexicaine. La trame du récit n'est pas linéaire, strictement chronologique, mais fait alterner en forme de kaléidoscope des évènements dont les contrastes renforcent l'intensité.
Qui est Artemio Cruz ? Personne, ou tout le monde, dans ce pays à majorité de péons misérables coincés entre une terre ingrate et les propriétaires de celle-ci, coincés quant à eux dans des structures mentales et des habitudes héritées des colons espagnols.
Justice ! sera le maître mot dans la vie d'Artemio, qui va commencer par embrasser (le mot est à la mesure du sentiment) la cause de la révolution zapatiste, s'y donnant corps et âme dans l'espoir fou d'une libération des damnés de la terre. Et son premier amour charnel, tout aussi dévorant, vient donner en même temps à cet espoir le sentiment d'une totalité à la mesure d'une vie humaine, totalement humaine.
Les révolutions agraires finissent généralement comme toutes les révolutions, hélas...! Mais Fuentes ne procède pas par abstractions, il détaille, au fur et à mesure qu'Artemio passe en revue les grandes heures de sa vie, les sentiments de son personnage, hanté à la fois par son destin personnel et celui de tout un peuple. Car la tâche n'est pas simple, de faire s'entremêler les histoires des paysans pour la plupart descendants des premières tribus indiennes, des métis, des régisseurs, petits ou grands chefs de bandes ou d'armées, des politicards véreux, des "gringos" intéressés par les dividendes faciles à tirer d'un pays voué au chaos de la guerre civile ou à la corruption généralisée.
Artemio Cruz, au fur et à mesure qu'il verra se déliter, se corrompre, les espérances si pures et fortes de sa jeunesse, finit par composer avec le cours des choses. Le mimétisme, la nécessité de survivre avec, toujours rivé aux tripes le sentiment qu'il travaille à une forme de justice, vont le transformer en propriétaire, aussi roublard que les autres, tentant de couler ses éclairs de sentiments authentiques dans le moule corrompu de la "nouvelle" société en définitive aussi corrompue que l'ancienne.
Un mariage d'intérêt où la sincérité de l'amour pointe le nez, les affaires, grossies jusqu'à faire de lui un personnage important à l'échelle de l'Etat, dans des relations contrariées ou favorisées par l'envie des uns, la perversité des autres, la misère de beaucoup, voient passer les années et sa transformation progressive et inéluctable.
La dégradation de son corps durant son agonie sera pour Artemio Cruz à l'image de la dégradation des valeurs ayant guidé son existence qui l'aura vu trahir, en définitive, plus souvent que de raison.
La Révolution dévore ses propres enfants. Jusqu'à devenir sa propre caricature. Dans chacun de ses protagonistes, au tréfonds de leurs vies.
La rédemption, la rédemption des pères par les fils, par le fils, sera à portée de main, puisque le fils d'Artemio a décidé de se battre pour les idéaux de la jeunesse paternelle, justement en Espagne, du côté des Brigades Internationales...
Toute la violence de ce chaudron dans lequel le climat et l'ingratitude de la terre mexicains entrent en éruption, tantôt à l'échelle du pays, tantôt à celle d'une famille, fondée autant sur l'intérêt que sur le sentiment, brassant les conflits, les antagonismes et les haines recuites, affleure dans chaque phrase, chaque image. La nature elle-même, dans ses manifestations les plus apaisées (comme les apparentes rémissions dans l'agonie d'Artemio), n'est là que pour accentuer sa force destructrice, à l'image de celle des êtres humains en présence. qui en sont le produit, l'enjeu, le jouet.
Et parmi ceux-ci, l'apparente proximité du sang ou des affinités ne les prémunit pas de l'inexorable éloignement que le moribond secrète dans le va et vient perpétuel de sa pensée mutilée, entre le présent si misérable et ce passé si lointain où se tiennent encore la lumière, la pureté.

C'est un livre très sartrien, au fond, avec les thèmes récurrents de l'aliénation croisée colon / colonisé, le choix de l'action, la liberté comme possible alternative présente à chaque tournant de la vie, la fausse conscience devant laquelle se dérobe l'impératif du choix. On pense au cycle des "Chemins de la liberté".
Et la richesse du récit de Carlos Fuentes permet tant d'autres comparaisons et parentés, notamment avec Camus.

Fuentes a placé, face au Mexique, un miroir, dans lequel ce pays peut voir une manière d'accusation politique collective, de réquisitoire dûment motivé, devant les espérances trahies. Mais dans ce miroir se reflètent aussi les responsabilités personnelles, où combattent tour à tour le sentiment de la nécessité, du hasard, de la volonté, du déterminisme, et l'on peut y discerner enfin l'injonction nietzschéenne : "deviens ce que tu es".