La longue route de sable
de Pier Paolo Pasolini

critiqué par AmauryWatremez, le 15 octobre 2014
(Evreux - 54 ans)


La note:  étoiles
nager vers la déesse
Je suis, le rappellerais-je, un sale petit bourgeois réactionnaire hédoniste, mais aussi étrange que celui puisse paraître mes écrivains préférés ont tous eu pour la plupart une conduite que la morale réprouve, ce qui en plus ne me choque absolument pas, surtout lorsque l'on parle littérature : j'aime entre autres Oscar Wilde, un homosexuel flamboyant, Proust un inverti notoire, Capote, une grande folle tordue, et un écrivain au destin tragique, Colette qui a eu des aventures féminines, et Pasolini, auteur du film chrétien le plus réussi qui ait été tourné, selon l’Évangile selon Saint Mathieu lu un soir qu'il s'arrêta seul dans une auberge perdue d'Ombrie alors qu'il tournait avec la Callas.

En 1959, Pasolini, descendant dans une voiture « familiale » de l'époque, de Vintimille à Trieste en suivant la côte Adriatique, a commencé à emprunter la longue route de sable dont il est question dans ce livre très court, elle a abouti pour lui en 1975 à Ostie, endroit qu'il adulait, où il a été assassiné certainement par un amant malheureux. Il est de ces individus auto-destructeurs qui le savent mais qui veulent tout vivre, tout ressentir, tout aimer et dévorer littéralement en ogres de l'existence qu'ils sont. Il est de ceux qui sont pour ces raisons un peu trop doués pour le tragique et qui y vont en toute lucidité ne sachant pas comment s'y prendre pour être heureux, ayant peur que le bonheur soit ennuyeux au fond.

Cela n'empêche pas Pasolini d'être aussi un écrivain solaire, lumineux. Il s'étonne lui-même, lui qui aime la ville, sa poésie, le béton, de s'émouvoir devant autant de beautés sous ses yeux, des longues plages de sable blanc, comme de l'argent sous le soleil de plomb, paysages parfois gâchés par le fléau du tourisme moderne, hygiéniste, se voulant sain, un rêve de lotophage. Sur la longue route de sable il est toujours midi, le temps s'arrête et au loin les âmes capables de poésie croient voir Circé qui les invitent à la rejoindre sur son île en nageant simplement dans les eaux faussement calmes de la Méditerranée, sur les rives de laquelle sont nées nos civilisations. J'aime cette idée émise par un poète de ma connaissance que lorsque l'on meurt l'on va à travers les flots de cette mer à la seule force de nos bras rejoindre la déesse au loin, elle aussi appelant, ses appels étant un peu plus clairs chaque jour qui passe même si l'on s'étourdit d'amours, de colères, de joie ; que l'on fait mine de ne rien prendre au sérieux.

En chemin, l'auteur rencontre des célébrités, des anonymes qu'il regarde avec une égale bienveillance, sans pour autant sombrer dans la guimauve. Il croise Visconti dans un hôtel de luxe à Ischia. Il évoque les différences entre les italiens du Nord et le Sud, ainsi que leurs préjugés les uns sur les autres. Il regarde les visages en peintre et le lecteur par la magie de son verbe croit les voir et les reconnaître. Il prend en stop des jeunes filles sages qui vont danser. Il parle des jeunes hommes qui s'ennuient le soir même si le temps est à la douceur ne sachant pas trop comment plaire aux filles, se croyant sûrs d'eux de par leurs rodomontades alors qu'ils sont empruntés et immatures, à la fois ridicules, pathétiques et émouvants à une époque qui était encore très innocente, à la croisée des chemins.

Il se moque aussi avec délectation des clichés infantiles que les étrangers ont sur l'Italie, de ces allemandes chargées de piéger de jeunes dragueurs italiens dans la posture de « papagalli » à Venise. Il revoit les palais, les restaurants « sélect », les palaces chargés d'or et de décorations, les artistes que l'on y croise, encore capables de sensibilité mais moins que leurs ascendants, ce que Thomas Mann évoque également dans les « Buddenbrock ». Il n'est pas dupe non plus de ce qu'il y a caché derrière la splendeur de ce qu'il contemple, de la décadence que cela cache, une décadence morale, abjecte, et aussi culturelle, intellectuelle, artistique due à l'abjecte appétence que l'on intime aux individus de consommer biens et choses, et de considérer que la possession de babioles parfaitement inutiles leur donne de la dignité.

Lorsque le voyage de Pasolini prend fin à Lazzaretto, l'ultime plage italienne, il n'y a que des vacanciers, et un orage qui gronde au loin, finissant par tonner au dessus de l'écrivain qui se retrouve seul à contempler les éclairs et la pluie diluvienne.