Lip - des héros ordinaires
de Laurent Galandon (Scénario), Damien Vidal (Dessin)

critiqué par Blue Boy, le 4 octobre 2014
(Saint-Denis - - ans)


La note:  étoiles
Lip, le caillou dans la chaussure d’un pouvoir paternalo-financier
Besançon, 1973. Les actionnaires suisses de Lip veulent démanteler l’usine, menaçant de mettre au chômage tous ses salariés. Ceux-ci décident alors de lutter pour sauvegarder leur emploi en prenant le contrôle de la production tout en se rémunérant eux-mêmes. Mais le gouvernement ne l’entend pas de cette oreille et préfèrera recourir à la force. Pour la première fois en France, on assistera à une tentative d’autogestion face à la brutalité d’un capitalisme financier qui n’en était alors qu’à ses prémices. La lutte durera un an et aura des retentissements dans tout le pays et au-delà des frontières.

A partir de documents et de témoignages, Laurent Galandon a su tirer de ce mouvement social emblématique des années 70 une fiction bien construite, par le biais d’une jeune femme ouvrière, Solange. Car ce sont en fait deux histoires, l’une publique et l’autre plus intime, qui s’entremêlent dans cet album, en suivant la même trajectoire. D’un côté, celle des salariés qui vont prendre conscience de leur pouvoir au fur et à mesure de leur combat, parvenant à s’émanciper d’une tutelle patronale devenue superflue. De l’autre, celle de la timide Solange, qui va progressivement s’affranchir de son mari rétrograde en faisant l’apprentissage de la lutte et de la solidarité aux côtés de ses collègues militants. Dans les deux cas, ces « héros ordinaires » susciteront l’incompréhension et la désapprobation de la partie « adverse », qu’il s’agisse du pouvoir politique et patronal ou du mari habitué à une épouse docile.

Quant au dessin de Damien Vidal, très plaisant, tout en sobriété et sans ostentation, il révèle chez son auteur une certaine sensibilité doublée d’un sens du détail (fringues, enseignes, affiches, pochettes de disques…) pour évoquer l’ambiance seventies. L’humilité du noir et blanc convient parfaitement à cette histoire profondément humaine et confère une touche « roman graphique » bienvenue.

En conclusion, un ouvrage hautement recommandable qui, s’il titille notre fibre nostalgique (avec un double effet chez moi, l’expat’ Bisontin), reste d’une actualité vivace en regard des plans massifs de licenciement qui viennent périodiquement nous rappeler que le capitalisme financier, visant à remplir les poches des actionnaires tout en vidant celles des salariés, demeure un système inique, brutal et mortifère. Lip reste le mouvement le plus symbolique en matière d’autogestion, même si l’expérience s’est soldée par une liquidation deux ans après et le rachat de la marque en 1984. Néanmoins, cet ouvrage montre bien comment l’initiative a été perçue comme étant extrêmement subversive par le patronat et l’Etat (y compris la gauche mitterrandienne qui eût tôt fait d’enterrer toute réflexion sur le sujet et la possibilité de développer un tel modèle). Préfacée par Jean-Luc Mélenchon, qui vivait à Besançon en 1973, cette BD se termine par une postface étonnante de Claude Neuschwander, le PDG issu de la frange progressiste du patronat et qui tenta de sauver Lip, postface dans laquelle il encourage chacun, en s’inspirant de cette lecture, à devenir militant, rien de moins, pour changer la société qui, sinon, risquerait bien de « nous exploser à la figure et à la figure de nos enfants. » On ne pourra qu’abonder dans son sens, mais je compléterai seulement en disant qu’elle a déjà commencé à le faire…

A voir aussi : http://www.filmsduparadoxe.com/les-lip.html" title="LES LIP, L'IMAGINATION AU POUVOIR " target="_blank">Les Lip, l’imagination au pouvoir, un film documentaire de Christian Rouaud (2007).