Bartleby et compagnie
de Enrique Vila-Matas

critiqué par Kinbote, le 27 octobre 2003
(Jumet - 65 ans)


La note:  étoiles
Les Ecrivains Négatifs
Villa-Matas, cet écrivain espagnol qui a vécu en France (dans les années 70, il a loué une chambre de bonne à une certaine Marguerite Duras) et en a gardé de riches contacts (avec J-Y Jouannais notamment), recense les Ecrivains Négatifs, comme il les appelle, tous ces Ecrivains du Refus qui, un jour, se sont arrêté d’écrire pour des raisons souvent confuses ou restées inexpliquées voire les- écrivains-qui-n’ont-jamais-écrits comme Socrate, Pepin Bello (l’ami de Lorca, Bunuel, Dali) ou Jacques Vaché pour ne citer que les plus représentatifs.
« Cela fait longtemps que je quadrille le large spectre du syndrome de Bartleby en littérature,longtemps que j'étudie cette maladie, ce mal endémique des lettres contemporaines, cette pulsion négative ou cette attirance vers le néant, qui fait que certains créateurs en dépit (ou peut-être précisément à cause)d’un haut niveau d'exigence littéraire, ne parviennent jamais à écrire ; ou bien écrivent un ou deux livres avant de renoncer à l’écriture ; ou encore, après avoir mis sans difficulté une oeuvre en chantier, se trouvent un jour littéralement paralysés à jamais.»

On trouve dans cette liste les inévitables Salinger, Rimbaud ou Pynchon, mais aussi Robert Walser, Gracq qui a renoncé au roman « car cela requiert une énergie vitale, une force et une conviction qui me font défaut », De Quincey, Wilde ou Chamfort. Avec à l'appui de sa thèse des citations emblématiques des écrivains cités et qui sont autant de réflexions sur l’acte d'écrire.
« Plus on écrit, moins on pense. » (Valéry) « Ne rien faire du tout, ce qui est la chose le plus difficile au monde, la plus difficile et la plus intellectuelle. » (Wilde) « J’ai écrit tant que je ne connaissais pas la vie ; maintenant que j’en ai compris le sens, je n’ai plus rien à écrire. » (Wilde) « Ma plus belle oeuvre est le repentir de mon oeuvre. »
(Juan Ramon)
L'exemple le plus marquant est sans conteste celui de B. Traven, l’auteur du Trésor de la Sierra Madre, qui multiplia les identités et les nationalités et qu'on dirait tiré d’un roman de Paul Auster.
On soupçonne aussi Villa-Matas d'avoir agrémenté sa liste de l'un ou l'autre écrivain fictif.
Villa-Matas qui présente son essai comme un work-in-progress réalisé par un narrateur désoeuvré ne craint pas de citer des écrivains qui l’ont précédé dans l'exploration de ces artistes réticents à créer comme un nommé Derain, auteur présumé d'Eclipses littéraires ou Jacques-Yves Jouannais qui a écrit Artistes sans oeuvres, ou encore Del Giudice avec son roman Le Stade de Wimbledon - dont j'ai rendu compte sur ce site -, dans lequel un narrateur enquêtant sur le refus d'écrire du Triestin Bobi Balzen se met par-là même à écrire.
Je préfèrerais ne pas... 10 étoiles


Le génie peut venir à s'exprimer dans le renoncement, en littérature comme par ailleurs... Cet ouvrage se cantonne néammoins au premier champ d'activité, suffisamment compliqué en soi pour qu'on puisse l'envisager sous l'angle de l'abstinence. En finissant par y renoncer, mieux encore en ne s'y frottant pas du tout. Angoisse rabâchée de l'agraphe, elle même substantialisée dans une prose qui l'objective sous prétexte de la circonvenir, tout est possible, à condition que ce soit bien fait, ou pas fait du tout (le mieux) , mais alors pas par n'importe qui, ni n'importe comment (ça va ensemble). Seuls certains, en effet, sont à la hauteur d'une exigence telle que seule l'inactivité saura pertinemment y répondre. La matrice généalogique essentielle des littérateurs dégoûté s'exemplifie dans Bartleby, le scribe atterrant et atterré d'Herman Melville, merveilleuse antithèse (« je préfèrerais ne pas... ») de l'excité et inutile Achab, puritain maladif et autrement atteint roulant sa bosse énervée dans tout l'univers aquatique pour exterminer un monstre léviathanesque et blanchâtre qui lui aurait pris la jambe.A l'agitation du baleinier répond la défiante réclusion du plumitif, dont le « j'aimerais mieux pas » pouvait traduire la fatigue agacée de l'auteur à l'idée de se voir obligatoirement inscrit (gloire littéraire oblige...) dans la grande famille clapoteuse du si emblématique capitaine... Bartleby, comme le Pierre et ses ambiguités, hument par goût le cloître plutôt que les embruns.
Dans Bartleby et Compagnie, Enrique Vila-Matas s'invente un littérateur en panne, accablé par un échec amoureux sur lequel il conviendrait de revenir, mais qui ne parvient qu'à simuler un long arrêt maladie finalement consacré à une revue en règle des Bartleby de tous poils. Et ils sont légion, ceux qui n'osent pas, qui freinent, qui oublient, qui ne finissent pas, ou qui ne s'y mettent pas du tout. Il faut lire ce livre pour faire connaissance de ces derniers, souvent aussi intelligents que drôlatiques. Humour, culture, intelligence et lucidité sont ici partout de mise- conditions nécessaires sinon suffisantes - plus le talent, ce truc étrange qui complique tout. De Vila-Matas, on conseillera bêtement de tout lire. On le conseillera surtout à ceux à qui on ne la fait pas…

Isaacrabbit - - 68 ans - 6 janvier 2005


Les Ecrivains Négatifs 8 étoiles

Vila-Matas, cet écrivain espagnol qui a vécu en France (dans les années 70, il a loué une chambre de bonne à une certaine Marguerite Duras) et en a gardé de riches contacts (avec J-Y Jouannais notamment), recense les Ecrivains Négatifs, comme il les appelle, tous ces Ecrivains du Refus qui, un jour, se sont arrêté d'écrire pour des raisons souvent confuses ou restées inexpliquées voire les- écrivains-qui-n'ont-jamais-écrits comme Socrate, Pepin Bello (l'ami de Lorca, Bunuel, Dali) ou Jacques Vaché pour ne citer que les plus représentatifs.
« Cela fait longtemps que je quadrille le large spectre du syndrome de Bartleby en littérature,longtemps que j'étudie cette maladie, ce mal endémique des lettres contemporaines, cette pulsion négative ou cette attirance vers le néant, qui fait que certains créateurs en dépit (ou peut-être précisément à cause)d’un haut niveau d'exigence littéraire, ne parviennent jamais à écrire ; ou bien écrivent un ou deux livres avant de renoncer à l’écriture ; ou encore, après avoir mis sans difficulté une oeuvre en chantier, se trouvent un jour littéralement paralysés à jamais.»
On trouve dans cette liste les inévitables Salinger, Rimbaud ou Pynchon, mais aussi Robert Walser, Gracq qui a renoncé au roman « car cela requiert une énergie vitale, une force et une conviction qui me font défaut », De Quincey, Wilde ou Chamfort. Avec à l'appui de sa thèse des citations emblématiques des écrivains cités et qui sont autant de réflexions sur l’acte d'écrire.
« Plus on écrit, moins on pense. » (Valéry) « Ne rien faire du tout, ce qui est la chose le plus difficile au monde, la plus difficile et la plus intellectuelle. » (Wilde) « J’ai écrit tant que je ne connaissais pas la vie ; maintenant que j’en ai compris le sens, je n’ai plus rien à écrire. » (Wilde) « Ma plus belle oeuvre est le repentir de mon oeuvre. » (Juan Ramon)
L’exemple le plus marquant est sans conteste celui de B. Traven, l'auteur du Trésor de la Sierra Madre, qui multiplia les identités et les nationalités et qu’on dirait tiré d'un roman de Paul Auster.
On soupçonne aussi Vila-Matas d'avoir agrémenté sa liste de l'un ou l'autre écrivain fictif.
Vila-Matas qui présente son essai comme un work-in-progress réalisé par un narrateur désoeuvré ne craint pas de citer des écrivains qui l'ont précédé dans l’exploration de ces artistes réticents à créer comme un nommé Derain, auteur présumé d’Eclipses littéraires ou Jacques-Yves Jouannais qui a écrit Artistes sans oeuvres, ou encore Del Giudice avec son roman Le Stade de Wimbledon - dont j’ai rendu compte sur ce site -, dans lequel un narrateur enquêtant sur le refus d'écrire du Triestin Bobi Balzen se met par-là même à écrire.

Kinbote - Jumet - 65 ans - 28 octobre 2003