Toujours la tempête
de Peter Handke

critiqué par Stavroguine, le 30 juin 2014
(Paris - 40 ans)


La note:  étoiles
A la recherche de ses racines
Dans « une lande, une steppe, une lande-steppe, ou n’importe où »,Peter Handke convoque ses ancêtres. Ils sont slovènes et dans cette plaine balayée par le vent, où ne sont qu’un banc et un pommier portant quatre-vingt-dix-neuf pommes, ils avancent pour répondre à son invitation. C’est une entrée en scène dans un décor vide de théâtre, et pourtant Toujours la tempête est un roman ; mais un roman, toutefois, conçu pour être joué au théâtre (notamment aux Ateliers Berthier du Théâtre de l’Odéon à partir de mars 2015) ; à moins qu’il faille plutôt parler de pièce conçue pour être lue.

Lors de ce premier acte, qui est en fait un chapitre, ils sont encore jeunes : le grand-père et la grand-mère de Peter Handke ne sont pas encore grand-père et grand-mère, sa mère n’est pas encore mère, ses trois oncles et sa tante ne sont pas encore oncles et tante — certains ne le seront jamais. Nous sommes en 1936 et Peter Handke qui est là, plus vieux qu’eux, les salue un à un et en slovène (« Bonjour, grand-mère, stara mati, dober dan. Bonjour, grand-père, stari oče, dober dan, tesar, c’est-à-dire : charpentier. Bonjour, Gregor, oncle et parrain, moj stric in moj boter, mon oncle et mon parrain, dober dan… »). Et puis, il disparaît, ou peu s’en faut. Il cesse en tout cas d’être acteur pour ne plus devenir qu’un discret auditeur qui retranscrit minutieusement les paroles et les attitudes de ses aïeux, comme pour en tirer un roman, ou une pièce de théâtre.

Parfois, on lui parle encore, malgré tout, du pays et de la langue slovène — centrale dans ce texte (« Et maudite soit-elle, notre langue (…) qui lorsque c’est elle qui la parle, ma soeur préférée, que voici, ou, si tu préfères, ta, comment dire, mère, pourquoi pas, elle n’y peut rien après tout, une femme est une femme, maudite soit-elle, notre langue, qui, lorsque c’est elle, ma darling, ma darling Clementine, qui la parle, éveillait non seulement chez les hommes du village, mais chez ceux du pays tout entier, le désir, de sorte que tous ceux qui l’entendaient, elle, là, justement elle, parler notre langue, voulaient la posséder, elle, là, sur-le-champ. »). Mais la plupart du temps, on l’ignore, on interagit entre grands-parents, mère, oncles et tante qui ne sont pas encore grands-parents, mère, oncles et tante comme au temps où l’on n’était pas encore grands-parents, mère, oncles et tante, mais seulement parents et enfants, frères et soeurs. En somme, on se présente, on dévoile les traits principaux, ou originaux, de son caractère, on plante le décor, comme dans un premier acte, et on entend, au loin, monter la tempête puisque l’on est en Slovénie, en 1936, et qu’au prochain chapitre, ou acte, on sera toujours en Slovénie, mais en 1942.

A cette époque, les enfants sont plus vieux, quoique même leurs parents demeurent plus jeunes que leur petit-fils. Même décor, même concept, mais de certains enfants, on n’entend plus parler qu’à travers les lettres qu’ils envoient depuis le front et dont on fait la lecture ; bientôt, on n’en recevra plus. Ceux demeurés à la maison travaillent aux champs comme avant ou lisent des « livres-corneilles qui vous tombent des mains, où croasse sans cesse ce malheur qui (…) accable déjà bien assez dans la vie ». Les jours défilent et les destins se tracent au gré des malheurs qui frappent. La mort des uns pousse les autres à rejoindre les rangs de la Résistance, tandis que certaines font des enfants monstrueux avec l’occupant. A travers les fortunes personnelles, on apprend des choses sur l’histoire de la Slovénie durant cette période trouble, on s’intéresse aux Cadres-Verts slovènes qui seront, apprend-on, le seul réseau à frapper le Reich de l’intérieur. D’abord appelés « bandits », ils seront rebaptisés « Partisans » lorsque le vent tournera et que la faible résistance autrichienne les rejoindra dans les derniers mois du conflit contre la promesse d’obtenir son indépendance et de ne pas subir l’occupation des Alliés lorsque la paix sera rétablie.

Petit à petit, on voit se dessiner la seconde trame du projet de Handke : au-delà de la recherche d’un passé familial, il explore aussi l’identité slovène, et notamment celle de la Carinthie dont il est originaire… du côté autrichien. On sait les positions qu’a soutenues Handke durant le conflit yougoslave, affirmant son soutien à Belgrade pour le maintien d’une Yougoslavie fédérale qui continuerait de rattacher la Slovénie à ses cousins slaves. Ce que l’on ignorait peut-être, c’est que ces Cadres-Verts qui se sont battus pour la libération de leur territoire contre l’envahisseur allemand (au contraire des Autrichiens et des Croates) se sont vus amputés d’une partie de leur pays. Ainsi, au lendemain de la guerre, la Carinthie a été divisée en deux et une partie rattachée à l’Autriche. C’est dans ce territoire, où malgré les réformes législatives, les panneaux d’affichage bilingues continuent d’être arrachés par les nationalistes autrichiens, où la communauté slovène se fait caillasser lorsqu’elle joue des pièces de théâtre dans sa langue, qu’est né Peter Handke, grand écrivain autrichien de langue allemande et de racines slovènes. Dans ce livre, il milite pour la défense de la langue slovène et pour l’unité de la Slovénie ; on interprète mieux ses prises de positions sous cette éclairage, sa crainte de ce que représente le rapprochement avec l’Ouest pour ces Etats slaves des Balkans.

Avec ce texte éblouissant de maîtrise, d’inventivité et d’intelligence, Handke réussit à mener à bien un projet à peu près similaire à celui qu’Oksanen avait échoué à convertir dans son déplorable Purge — qui en était bien une. Là aussi, l’écrivain voulait laisser se dessiner en filigrane l’histoire trouble de l’Etat dont elle était originaire, à travers les relations familiales tendues de ses personnages. Péchant par un excès de manichéisme, voulant frapper trop fort, elle n’avait réussi qu’à pondre un roman rempli de poncifs et de raccourcis, formaté pour remporter tous les prix qu’il glana et finalement artificiel. Handke, lui, réussit à la fois à contempler ses racines et à saisir le lecteur dans ce retour passionnant sur ses origines et l’histoire de son peuple. Toujours la tempête, servi par un style et une intelligence admirables, est une oeuvre précieuse !