Comment font les autres ?
de Ariane Le Fort

critiqué par Isaluna, le 28 septembre 2003
(Bruxelles - 67 ans)


La note:  étoiles
Et le bonheur, il est où?
Comment font les autres? Comment font les autres pour vivre sans se casser la figure, sans s'abîmer le coeur à force de ne pas savoir comment l'utiliser? Estelle, en tout cas, n'a pas l'air de le savoir. Estelle est une jeune femme qui ne s'aime pas beaucoup. Elle vit avec Pierre, jeune, beau et gentil, parce qu'elle a l'impression qu'à vivre près de lui, elle sera "simple et juste, radieuse et sans tourments puisqu'il la choisira"
Mais c'est peine perdue, cette joie de vivre qui semble habiter Pierre "reste à côté d'elle et la nargue presque, accentue ses propres faiblesses, elle ne peut rien lui voler, juste marcher à côté, complètement décalée..." Et puis arrive Reuben, et c'est l'éblouissement.
Ruben a l'expérience d'un homme plus âgé, il est à la fois le séducteur et le protecteur.
Sous son regard, Estelle se sent belle, et femme, et enfin à sa place.
Feu d'artifice, dans tous les sens du terme... Mais derrière l'amoureux éblouissant, il y a un homme mort de peur à l'idée de se montrer tel qu'il est, et de ne pas savoir "tenir la distance". Et c'est finalement Estelle la plus forte, qui comprend avant lui qu'il faut prendre chaque minute de bonheur qui passe comme on engrange un trésor, tout simplement. Simplicité, c'est aussi le premier mot qui vient à l'esprit quand on referme ce livre. Simplicité pour raconter une histoire d'amour et de vie semblable à la nôtre, lucidité aussi pour en décrire les méandres, les désespoirs et les éblouissements. Tout cela parle au coeur de celui qui le lit, et c'est à mon sens le plus beau compliment qu'on puisse faire à un auteur.
Quel ennui! 1 étoiles

Et bien voilà un roman qui me laisse une impression négative.
Ma première sensation fut l’agacement face à cette Estelle capricieuse et si peu sûre d’elle, exigeant des autres ce qu’elle ne pouvait s’offrir elle-même, à savoir de l’amour et de l’amour-propre. Puis l’impression s’atténue, le malaise de la jeune femme, souffrant de ses rondeurs et d’un physique qui la fait souffrir, se partage, se vit et se ressent. Avec toutefois, encore ci et là, quelques haussements de ton dans la tête, me disant "Mais pourquoi se compliquer la vie si ce n’est pas obligatoire ?".
Estelle souffre, c’est indéniable. Pierre l’aime mais ce n’est plus suffisant, son regard ne la rassure plus, ses bras ne la consolent plus. Estelle rêve d’autre chose, d’étincelles et de folie, de cette passion qui la fera se sentir belle et désirable. Sentiment humain et universel tellement compréhensible qu’Ariane Le Fort transcrit si mal à mes yeux. Pourquoi faire passer cette détresse à travers une jeune femme si creuse ? A mes yeux, elle ne dégage rien ou peu de choses. Elle geint, elle se plaint, elle pleure, elle souffre et ça lui plait, malgré les apparences, de se complaire dans cette détresse morale qui lui sert d’alibi pour justifier ses comportements parfois bizarres, ses râleries, ses errances et ses sautes d’humeur. Ce cliché bateau de la femme rondelette complexée au visage si joyeux que tout le monde a envie de serrer dans ses bras comme on se blottirait dans un gros nounours. Ce sentiment de compassion qui dégouline de la bouche de son compagnon dès qu’elle grimace devant un miroir et qu’il veut la calmer. Ariane Le Fort, j’aurais tellement aimé que vous sortiez de ces autoroutes à idées ! La vision unilatérale d’Estelle est insuffisante. On devine que le regard des gens pèse sur elle. Mais ce regard des autres, il n’apparaît nulle part, laissant presque croire à un moment que l’héroïne exagère. Ce qui n’est certainement pas le cas, le physique étant une arme impitoyable d’humiliation et de destruction. Rien de tout cela ne transparaît, seule demeure l’impression qu’Estelle en fait trop. Puis arrive Ruben. Presque comme Zorro. Beau, ténébreux, envoûtant et mystérieux. Tiens, ça a le goût de Harlequin, ça ressemble à Harlequin, mais non, ce n’est pas Harlequin ! De fait, Ariane Le Fort tente de donner de l’intensité à son récit, de la gueule, en se concentrant sur des considérations amoureuses existentielles, sur le temps qui passe, sur la rareté et la richesse d’une seule minute de bonheur. Une minute de vrai bonheur passionnel vaut mieux que dix ans de vie routinière. Certes. Et ensuite ? Facile. Il suffit de faire passer le beau Ruben pour le salaud de service qui va la laisser tomber, non à cause de son physique (trop facile) mais parce qu’elle est trop pétillante pour lui et qu’il ne tiendra pas la route. D’ailleurs, pour que le lecteur soit tout à fait convaincu de cette pirouette, l’auteur prend soin d’anticiper tout ça en plaçant le récit d’une telle situation dans la bouche de Suzon, amie d’Estelle et ancienne amante de Ruben. Mais finalement l’honneur est sauf, Ruben décide de prendre sur lui (on n’oserait pas dire de se forcer, ce serait mentir… un peu) et d’essayer de continuer. Avant que ce ne soit Estelle qui fasse semblant de mûrir et de partir. Un jour. Peut-être.
Non, vraiment, voilà une lecture qui ne m’a plu du tout. Sujet bateau dont j’espérais un traitement original, il n’en fut rien à mes yeux. Tout cela est vide, plat, voire pathétique.

Sahkti - Genève - 50 ans - 21 octobre 2004


« Une minute suffit pour que l’histoire existe. » 8 étoiles

Ariane Le Fort aborde dans ce deuxième roman un thème qui servira de point de départ à son dernier livre, « Beau-Fils ». Celui de la durée de l’amour. Du bras de fer de l’amour et du temps. « Une minute suffit pour que l’histoire existe. » Comme dans la jolie nouvelle de Colette Nys-Mazure, « Square Saint-Germain » : « On disait que ce serait un jour entre les jours, un jour de fête non répertoriée, un jour échappé aux calendriers.
On disait que ce serait un jour comme une vie, avec son enfance et son âge mûr, et qu’on pourrait commencer par la vieillesse.
On disait que peut-être on danserait, peut-être on chanterait, peut-être on voyagerait seulement à l’intérieur de nous.
On disait qu’on ferait le vœu de n’en relater rien jamais à personne.
On disait que la mort nous surprendrait avant la fin de ce jour. »

Oui, il suffit d’une minute, et Estelle est prête à s’en satisfaire. Mais comme elle aimerait que cette minute se prolonge ! Qu’elle dure trois jours, trois mois, trente ans… Comme elle aimerait qu’amour rime avec toujours, Estelle, avec ses vingt-cinq ans, ses rondeurs, sa maladresse et sa robe verte, Estelle qui vient de comprendre qu’elle n’a plus rien de commun avec Pierre. Ou que Pierre est trop commun, peut-être. Que le quotidien avec Pierre est sur le point de l’étouffer. C’est alors que la vie lui envoie la bouée de sauvetage de l’exceptionnel. Concours de circonstances. Et les circonstances gagnent toujours… Le jour de ses vingt-cinq ans, Estelle décide de s’inscrire à un cours de danse. Le prof s’appelle Suzon. La finesse, l’exigence, l’inhumanité du prof de danse qui se respecte. Premier cours, premier affront. Estelle passe chez Suzon pour lui signaler qu’elle arrête. Ruben est là. Il suffit d’un regard. Il suffit d’un instant pour que l’histoire commence. Big bang. Ça explose dans les yeux d’Estelle, dans sa tête, dans tout son corps. Ça lui dilate la vie, ça lui expanse d’insoupçonnées galaxies de passion. Car il est parfait, Ruben, qui tout de suite, comme dans les films ou les pubs, lui propose de l’emmener en voyage. Il est parfait, le séducteur aux gestes calculés, à l’appartement bien rangé, à la voiture bien nettoyée. Il n’a qu’un seul défaut, et Suzon se chargera très vite de prévenir Estelle, pour son bien : il ne tient pas la distance. Il ne peut pas aimer longtemps la même femme. Bientôt, l’ennui s’interpose entre eux comme un verre déformant, et il doit fuir, le beau Ruben, fuir en avant vers d’autres découvertes. Lui aussi aimerait que ça dure, que ça tienne bon, que ça soit plus qu’hier et moins que demain mais il n’y arrive pas : comment font les autres ?

Ariane Le Fort gratte bien profond, elle nettoie la blessure d’un scalpel vif, précis, sans chichis. Comme elle dit, dans la vie, les femmes sont compliquées, les hommes plutôt simples. Alors que dans la littérature, ce serait plutôt l’inverse : les femmes, souvent, écrivent simple tandis que les hommes auraient tendance à chipoter. Traduire des sentiments compliqués dans un langage simple, c’est toute la force d’Ariane Le Fort.

Lucien - - 68 ans - 9 octobre 2004