Les Naufragés du Jonathan
de Jules Verne

critiqué par Cyclo, le 3 juin 2014
(Bordeaux - 78 ans)


La note:  étoiles
Un brûlot anar signé Jules Verne (et Michel Verne)
L’ordre et l’autorité s’imposent « à tout état social, à toute nation, grande ou petite, quel que soit le régime » : c’est ainsi que M. Rhodes, parfait représentant de la bourgeoisie, dit son fait au Kaw Djer, l’anarchiste, qui hésite à prendre la direction de la petite communauté abandonnée dans "Les Naufragés du Jonathan", posthume largement remanié par Michel Verne d'un roman intitulé "En Magellanie". Ce roman peu connu a été édité dans les années 70 par 10/18, la version originale se trouve en folio Gallimard. C’est le roman le plus directement politique de Jules Verne, il n’a pas eu le temps de le réviser, et de ce fait, il montre à l’état pur ses réticences à l’égard de toute idée de révolution sociale.
On y apprend, d’abord, que « la société ne peut reposer que sur les inégalités sociales, […] il y a là une loi de nature à laquelle l’humanité ne saurait se soustraire », que le Royaume uni est « d’une tolérance imprudente pour les agitateurs de quelque nationalité qu’ils soient », que « les funestes lois du collectivisme » ont pour conséquence que « lorsqu’on est obligé de travailler pour tous, le travail devient une insupportable tâche, car on est bientôt la dupe des mauvais et des fainéants »… S’il faut des lois « imparfaites, sans doute, mais nécessaires entre des hommes appelés à vivre en commun »,  c’est tout simplement parce que « la majorité des hommes n’a pas le courage d’être libre et a besoin d’un gouvernement autoritaire ».
Il va de soi que sont donc condamnés sans appel « les absurdes partageux de l’Ancien comme du Nouveau monde », ainsi que les femmes qui « cherchent à se jeter dans les luttes sociales ». En revanche, est prôné « l’instinct si développé de la propriété », indice d’un « degré de civilisation supérieur ».
Dans "En Magellanie", le contraste est net entre les Indiens, proches de l’état de nature, qui n’ont pas besoin de « l’autorité d’un chef », qui vivent « en commun tout simplement », et le groupe d’émigrants, totalement incapables de se discipliner sans l’autorité d’un chef et sans lois.
Le cas du Kaw-Djer, avec Nemo l'autre grand révolté des romans de Jules Verne, traduit le refus de toute autorité, car, dit-il « les hommes, ne fussent-ils que des sauvages, n’ont pas plus besoin d’un Dieu que d’un maître », et, à trois reprises, il formule son refus par le cri célèbre « Ni Dieu, ni maître », qui surprend dans un roman soi-disant destiné à la jeunesse, et sous la plume d’un écrivain apparemment aussi soucieux des convenances ! Sans doute, après la mort d’Hetzel, mentor mais aussi censeur, Jules Verne a peut-être suivi sa pente naturelle et n’a plus cherché à écrire spécialement pour un public d’adolescents. "En Magellanie", dont le manuscrit a pu être daté d’une douzaine d’années avant le décès de l’auteur, n’a d’ailleurs pas été publié de son vivant. Hetzel fils a sans doute été effrayé par la noirceur de ce roman très politique, que Jules Verne n’a pu retoucher. Notons tout de même que, la troisième fois, ce cri est qualifié d’« abominable formule », car le Kaw-Djer, touché par la grâce divine, a trouvé « la paix de l’âme dans l’amour de l’humanité et dans une tardive et discrète conversion », ce qui est en contradiction avec le reste du roman. Et Michel Verne, quand il le retouchera, pour publication, accentuera la noirceur et modifiera cette fin suspecte.