Métamorphose du bourgeois
de Jacques Ellul

critiqué par AmauryWatremez, le 23 mai 2014
(Evreux - 55 ans)


La note:  étoiles
Haro sur les propriétaires !
Jacques Ellul a écrit cet excellent ouvrage avant mai 68, ouragan sur eau plate qu'il avait plus ou moins prévu. Il y traite de l'évolution de la classe dominante depuis le 18e siècle et de sa formidable capacité d'adaptation aux transformations sociales, même lorsque celles-ci se voudraient anti-bourgeoises, ainsi que sa force principale qui est de faire croire à sa disparition.
On y voit que l'élément de compréhension de la classe bourgeoise est évidemment la propriété privée et l'enrichissement personnel, l'individualisme compris dans le sens de la satisfaction de tous les désirs physiques. Les bourgeois, selon l'auteur, n'aiment les lois que lorsqu'elles protègent leurs intérêts.

Et que finalement, cette classe a précipité la désagrégation du lien social - l'être humain se retrouve seul - encore présent heureusement dans certaines régions du monde. Finalement, selon Ellul, la société libérale moderne se tribalise, ces nouvelles tribus étant considérées comme étanches les unes aux autres.

Ce n'est pas le seul écrivain anti-bourgeois qui ne soit pas marxiste, il est bien dans la filiation de Bernanos, Bloy et d'autres. Il manque peut-être de quelques imprécateurs de cette trempe pour faire toucher du doigt l'hypocrisie certaine de notre système social
L'homme et le néant 7 étoiles

Nous sommes en 1967. Jacques Ellul constate la place importante prise par les bourgeois dans l’univers médiatique et les réactions, souvent épidermiques, qu’ils suscitent, à un moment où pourtant ils ont quasiment disparu en tant que tel. Cette observation sera le point de départ de la Métamorphose du Bourgeois qui cherche à comprendre la relation du bourgeois et de la société contemporaine.

L’auteur se propose pour commencer de définir ce qui caractérise ce bourgeois. Il faut noter que, sans en nier totalement l’importance, Jacques Ellul conteste avec force que la propriété privée et le rapport à l’argent soient des caractéristiques propres au bourgeois. Ellul met plutôt en avant trois autres éléments qui lui semble beaucoup plus pertinents. En premier lieu, le droit au bonheur, né au XVIIIème siècle, qui est la conséquence du développement économique et de l’individualisme. Cette idéologie du bonheur est pour Jacques Ellul « le » concept bourgeois par excellence. Autre élément tout à fait typique du bourgeois pour Ellul, la volonté compulsive de réorganiser le monde, de « faire », d’ « agir », afin de mettre son univers en ordre, et en ordre de marche. La troisième nature essentielle du bourgeois est ce que Ellul appelle son « pouvoir d’assimilation ». C’est ce remarquable pouvoir d’assimilation qui a permis à la classe bourgeoise de neutraliser ses ennemis avec succès et de rendre digestible les idées des autres classes sociales.

Dans la suite de son analyse, l’auteur déplore l’influence néfaste du bourgeois. Pour Ellul, le bourgeois a en effet transformé en profondeur toutes les facettes de notre société, la convertissant en une vaste « société du spectacle », en représentation permanente, où la futilité et l’illusion sont de règle. Le pouvoir d’assimilation du bourgeois a poussé quant à lui à l’union des contraires, à la relativité de la morale, entraînant une confusion généralisée. Ces deux phénomènes, société du spectacle d’une part et confusion des choses d’autre part, ont convergé vers l’établissement du « temps des impostures ». La plus terrible de ces impostures est que « l’homme des bons sentiments a inauguré le temps du mépris. ».

Certes les bourgeois semblent s’être quelque peu s’être évanouis dans la nature, nous rappelle Jacques Ellul. Mais le philosophe lui a trouvé un successeur tout désigné : l’homme contemporain, toute classes confondues, à qui le bourgeois a transmis sa vision de la vie grâce à l’hégémonie de l’idéologie du bonheur. Il affirme qu’un type d’homme particulier fait plus que reproduire la pensée bourgeoise : il s’agit du technicien (au sens large : cadre et technocrate compris). Débarrassé des scrupules culturels du bourgeois, le technicien est en effet parvenu à mettre définitivement en place une société où prime l'efficacité des process et l’homogénéisation des idées.

La conclusion de l’auteur est d’un grand pessimiste : assimilé aux objets qu’il produit et qu’il consomme, confondu dans la société de masse, réduit à une simple fonction, privé de son libre arbitre (contrairement à ce qu’on voudrait lui faire croire), l’homme, à la suite de Dieu, est en train de mourir, à mesure que la technologie, lui offrant un confort de plus en plus important, détruit le sens de sa vie. Voilà le grand œuvre du bourgeois enfin révélé : l’idéologie du néant.

Je ne sais pas ce que les bourgeois ont fait à Jacques Ellul, mais il est bien sévère, notre penseur, à l’égard de cette classe sociale, qui serait à l’origine des fourvoiements de notre société ! Du reste, personne ne trouve vraiment grâce à ses yeux, contaminé que nous sommes par les valeurs bourgeoises dans nos modes de vie et nos pensées.

La forme prise par la Métamorphose du Bourgeois se révèle déconcertante. Peu d’analyse sociologique par exemple, comme on pourrait s’y attendre : il faut attendre une note de la page 68 pour le périmètre de la classe bourgeoise soit quelque peu définie. Jacques Ellul se place en fait surtout du point de vue philosophique, en faisant de son bourgeois un concept, dont il explore les tenants et les aboutissants avec un enchaînement rigoureux des idées. Ce positionnement n’empêche pas le texte de prendre parfois des tonalités inattendues : la caricature, notamment dans l’étrange première partie du livre où il décrit quatre « portraits » de bourgeois, qui serait le reflet de notre imaginaire collectif ; le pamphlet, dans des pages mordantes sur ses contemporains ; la polémique quand il met à mal certaines institutions (les musées) ou certaines idées (l’humanisme). De fait il est difficile d’être d’accord sur tout ce que écrit Jacques Ellul, sur le droit au bonheur par exemple, qu’il affirme n’être pas une valeur universelle, ou quand il s’en prend au nouveau roman, à Queneau, à Prévert, en les accusant de participer à la déliquescence du langage, qui a perdu selon lui son rôle de vecteur d’idées.

La Métamorphose du Bourgeois est un texte difficile, foisonnant, suscitant une réflexion salutaire, qui mérite sans doute une relecture pour bien appréhender toute sa portée. Malgré un côté parfois un peu sentencieux, malgré ses emportements aussi, la vigueur de la prose de Jacques Ellul, dense, mais riche en nuance, la puissance et la finesse de ses démonstrations, font de la Métamorphose du Bourgeois une œuvre profonde, qui fait encore écho plus que jamais à notre monde d’aujourd’hui.

Fanou03 - * - 49 ans - 10 mars 2015