Un fils de pub aux abois
de Natalia Moret, Marianne Millon (Traduction)

critiqué par Gregory mion, le 20 mai 2014
( - 41 ans)


La note:  étoiles
Une déconstruction littéraire du capitalisme.
Les Éditions La Dernière Goutte, sises à Strasbourg, outre qu’elles publient des textes incisifs et remarquables, ont greffé l’an dernier à leur catalogue une section qui ravira les amateurs de romans glauques et criminels : la collection « Fonds noirs ». Dans cette collection qui comporte désormais trois titres, nous avons longuement évoqué les deux premiers sur le site Stalker, un espace littéraire créé et dirigé par Juan Asensio, qui réfléchit depuis dix ans à la façon d’écrire sur la littérature, et surtout à la façon de défendre les grands livres (cf. liens en fin de critique). Hasard ou pas, tous les auteurs de la collection « Fonds noirs » sont des Argentins, et tous défendent la pratique des ateliers de création littéraire, justifiant de la sorte un certain dynamisme dans l’écriture, ou du moins une idée rafraîchissante de la posture créatrice. En dehors donc de Natalia Moret, dont il sera bientôt question, disons quelques mots rapides des deux autres auteurs et de leur roman respectif : 1/ Diego PASZKOWSKI, dans Thèse sur un homicide (2013), décrit un affrontement glaçant entre un étudiant psychopathe et un professeur de droit (le roman a d’ailleurs fait l’objet d’une récente adaptation au cinéma). 2/ Mariano QUIRÓS, dans Río Negro (2014), produit un théâtre du grotesque où un père et son fils sont confrontés à l’ingratitude d’un monde qui ne veut pas d’eux, les entraînant dans une spirale meurtrière tout à fait perverse.
Bien entendu, Natalia MORET ne contrevient pas à ces ambiances interlopes, et même, devrait-on dire, elle y ajoute encore un degré supplémentaire de jubilation, tant par le déploiement des registres de langue (la crudité est omniprésente mais elle côtoie une impressionnante précision dramatique) que par la description d’une réalité insoutenable qui se dégage de ce tableau de violence. Ceci étant posé, le sujet de ce roman peut tenir en une phrase : la chute progressive d’un publiciste assoiffé de capitalisme, cerné par un jeu qui le dépasse et qui lui fait prendre conscience que la manipulation des concepts publicitaires n’est pas du même ressort que le maniement des êtres humains. Si un slogan n’est pas correct, on le modifie ; si un être humain devient subitement dangereux, on s’ajuste autant que possible. Tel qu’on pourrait l’exprimer par une image : le problème n’est pas de savoir qu’un scorpion vient de s’échapper d’un vivarium, mais le problème repose sur le fait que nous avons perdu ce scorpion de vue. C’est à peu près ce qui arrive au publiciste de ce roman, Javier Franco, sauf qu’il est aux prises avec un troupeau de scorpions.

Ainsi Javier Franco se trouve-t-il opposé à des gens plus coriaces que lui. Mais à bien y regarder, ce Javier Franco aurait peut-être encore du lait qui lui sortirait par les narines si on lui pinçait le nez. On ne compte pas les effusions de rage du personnage, les caprices, les pertes de contrôle, etc. En un sens, que sont toutes ces preuves d’intempérance sinon l’image parfaite d’un enfant à qui l’on aurait ôté ses jouets ? En d’autres termes, Javier Franco possède beaucoup d’objets, il a beaucoup chosifié les êtres également. Il a atteint une sorte de sommet dans la hiérarchie de son métier, il a ordonnancé les énergies d’autrui à sa convenance, aussi voici venu le moment de payer la facture entropique.
En cumulant deux vocations contestables (la multiplication du fric et la consommation de stupéfiants), Javier Franco s’est érigé sur des puissances fragiles. Plus il avancera dans les péripéties, plus il s’apercevra de la fragilité de ses contacts. À l’exception de Marcel, l’homme de main discret, ou de Rosmari, celle qui lui fournit la drogue et qui lui rappelle qu’il existe des bas-fonds à Buenos Aires, Javier n’a guère de coussins sur lesquels faire reposer la tempête qui couve sous son crâne – même son chat Bandini finira par se dérober de ses affections. Sa conception pyramidale des relations humaines (cf. pp. 16-7) a les fondations qui tremblent. L’artificialisation outrancière de la vie a condamné Javier Franco à ne plus pouvoir supporter l’intrusion d’une nature concurrente. C’est probablement pour cette raison qu’il est obsédé par ceux qui l’ont déjà trahi (son ex-fiancée Amanda, cf. pp. 18, 70 et 145-6), puis son père, qu’il qualifie de « premier traître » (cf. p. 21, et pp. 99-100 et 128). Cette série de trahisons lui a enseigné la paranoïa thérapeutique. Javier se soigne au doute, il vit en permanence dans une ère du soupçon. La facilité avec laquelle il prend une « pause spirituelle » pour se relaxer de ses méfiances ne tiendra pas longtemps le choc (cf. p. 108).
Qu’arrive-t-il exactement au publiciste Javier Franco, ce « fils de pub aux abois » ? D’une part, il est la victime littéraire par excellence, en cela qu’il est digne d’une allitération patente – Javier Franco est bel et bien un « fils de pute », c’est entendu, et toute l’isotopie du roman le justifie de bout en bout, Javier s’exprimant en première personne sur plus de quatre cents pages aliénées. D’autre part, dans la catégorie de son être-aux-abois, Javier corrobore la définition de l’expression : il est en fin de parcours, le pistolet sur la tempe et l’âme au bord des lèvres – d’autres que lui répondent de sa vie. Animal encerclé par les dangers, Javier Franco a perdu de sa superbe. Il s’est malgré lui transformé en chien, la queue basse, ce qui est un affront pour quelqu’un qui n’aime que les chats. Plusieurs fois, d’ailleurs, on lui conseillera d’adopter un chien, afin d’être assuré d’avoir un ami sur qui compter en cas de coup dur.
Cela étant, les causes réelles des malheurs de Javier ont un rapport avec le fric : il est en dette de trois cent mille dollars. Lui qui a toujours considéré le fric comme étant un équivalent de la certitude (cf. p. 65), de même que Descartes a pu dire que la certitude gisait dans les mathématiques et la géométrie, Javier Franco est de ce point de vue dans une merde inqualifiable. La dette marque le début de sa confusion mentale, laquelle aboutit souvent à des morceaux de bravoure littéraire (cf. par exemple pp. 249-250). La dette marque aussi le début du refroidissement avec sa fiancée Tatiana. Tout se fragmente dans les repères de Javier Franco, et ses thèses les plus perspectivistes, ses idées les plus nietzschéennes (cf. p. 32), tout ce kit de survie se met à souffrir le martyre devant ses créanciers invisibles. Car la source du malheur se situe là : Javier doit affronter des créanciers dont il ignore l’identité, et dans la mesure où il soupçonne tout le monde, il ne fait que se confondre en hypothèses exténuantes. Du reste, les créanciers se jouent de lui comme on se jouerait des effets sémantiques d’un slogan encore à l’essai. Jadis trafiquant de mots et d’arguments de vente, jadis agent du « marché du développement de la conso » (p. 30), Javier Franco vient d’échouer au rang de marchandise (cf. pp. 135-143), ce qui évidemment l’incommode, et ce qui l’enfonce dans un précipice de folie, au fond d’une obscurité de laquelle il ne pourra peut-être plus remonter (cf. pp. 265-282).

Mis à part les qualités d’écriture de ce roman dont on doit la belle traduction à Marianne Millon, en l’occurrence des qualités parfois proches de la transe, nonobstant aussi les ténèbres morales qui caractérisent certaines situations (cf. pp. 41-50 où Javier se fait sucer par un garçon placé sous la contrainte), le livre est intéressant à plus d’un titre, ne serait-ce déjà que pour les considérations objectives de Javier sur l’époque contemporaine, autant de théorèmes qui vont peu à peu être remis en question, autant de garde-fous mentaux qui vont être dés-artificialisés et qui vont retrouver une fondation davantage naturelle (cf. pp. 437-440). Il ne s’agit donc pas de décrire un personnage unidimensionnel, mais, tout au contraire, il s’agit de mettre un personnage à l’épreuve et d’observer la manière dont les impromptus le font accoucher de qualités secondes, à supposer que ses qualités premières nous aient été révélées tout au long de sa confession.
Enfin, Javier Franco, en bon publiciste qu’il est, redoute surtout une chose : l’apparition de l’irrationnel. Selon lui, la richesse des êtres est purement externe. Tout « monde intérieur » doit être négligé, parce que l’imagination constitue un rempart contre les slogans et l’harmonisation des désirs (cf. pp. 332-3). Cependant, lorsque les circonstances empirent, on s’aperçoit que Javier est contraint de se rapprocher de l’irrationnel. Ceci explique sans doute la présence du prédicateur Amín, un fou de Dieu qui apparaît de façon croissante dans le livre, comme si à travers lui se construisait la révélation totale de Javier, à savoir la certitude d’une présence qui pourrait être plus grande et plus importante que celle de l’argent.

Lien vers le site STALKER : http://www.juanasensio.com/

Lien vers l’article sur Diego Paszkowski : http://juanasensio.com/archive/2013/…

Lien vers l’article sur Mariano Quirós : http://juanasensio.com/archive/2014/…