Voix indiennes, voix américaines : Les deux visions de la conquête du Nouveau monde
de Nelcya Delanoë, Joëlle Rostkowski

critiqué par Heyrike, le 11 mai 2014
(Eure - 57 ans)


La note:  étoiles
Ce sont toujours les vainqueurs qui écrivent l'histoire.
Dans cet ouvrage, les deux auteures retracent les relations entre les Européens et les Indiens d'Amérique du Nord depuis le début de la conquête au XVe siècle jusqu'à nos jours. Pour ce faire, elles ont puisé dans les innombrables textes : déclarations officielles, articles de journaux, témoignages de l'époque et traités qui ont esquissé les ententes cordiales puis tracé les frontières définitives des rapports entre deux civilisations que tout opposait dès le début.

Les premiers colons britanniques venus s'installer sur la côte Nord-Est de l'Amérique comprirent très tôt l'intérêt qu'il y avait à négocier avec les Indiens une entente cordiale. Le rapport de force leur étant défavorable, ils s'efforcèrent de courtiser les bonnes âmes Indiennes qui leur offrirent le gîte et le couvert dans les premiers temps, l'instinct de survie leur dictait de mettre en veille leurs préjugés envers les sauvages emplumés.

Au fil du temps, le flux migratoire venu d'Europe va accroître la population des colonies, repoussant inexorablement les limites de celles-ci au détriment des territoires Indiens. Dès lors les relations entre les Européens et Indiens vont devenir très conflictuelles.

Une des toutes premières expéditions punitives menées par les colons a eu lieu en 1637 contre la tribu des Péquots qui furent quasiment tous exterminés.

Après la guerre Franco-Britannique qui se solda par le traité de 1763, dans lequel la France renonce à ses colonies d'Amérique du Nord (exceptée la Louisiane), le Royaume-Uni proclame la souveraineté des Indiens sur leur terres. Ce qui rend les colons Anglais furieux. En 1783, l'indépendance des Américains sonne le glas de la souveraineté Indienne. Dés lors la politique expansionniste Américaine se met en branle à laquelle s'opposera la résistance acharnée des nations Indiennes. Le cycle des massacres peut commencer.

Consciente de sa fragilité, la jeune nation Américaine va recourir, dans un premier temps, à tout un arsenal rhétorique et sémantique pour justifier sa politique qui vise à repousser les Indiens toujours plus loin à l'Ouest. La mise en œuvre de cette politique passe par des accords et des traités signés avec beaucoup de solennité, mais l'encre a à peine le temps de sécher, qu'ils sont aussitôt bafoués. Les préceptes moraux et surtout le carcan des valeurs chrétiennes obligent le gouvernement Américain à préserver les apparences d'une civilisation soucieuse de son prochain sous la forme d'une délicate couche de vernis humaniste. Pendant ce temps, les Indiens s'efforcent de croire que ces traités les préserveront de l'anéantissement.

En 1845, le journaliste John O'Sullivan utilise pour le première fois l'expression de "destinée manifeste" dans un article où il justifie et légitimise la politique expansionniste Américaine en proclamant la supériorité de la race Anglo-saxonne sur toutes les autres. Il appelle à une vaste campagne de conquête de tout le continent Nord-Américain jusqu'à la côte Pacifique. Le vernis vient de craqueler.

C'est à cette même époque que naît le mythe de la Frontière, cette ligne de démarcation entre la civilisation et la sauvagerie va cristalliser toutes les passions des pionniers en quête de la terre promise. En repoussant sans cesse cette Frontière mouvante vers l'Ouest, les pionniers ont forgé l'identité Américaine à coup de socle de charrue et de fusil pour défendre ce qu'ils avaient acquis en dépossédant les Indiens. La prédation des blancs sur les terres Indiennes, qu'ils considéraient vides et donc libres, allait plonger les Indiens dans une lente agonie. En 1893, l'historien Frederick Jackson Turner annonça la fermeture de la Frontière, ou plus exactement qu'elle était tombée dans le Pacifique (ironie s'il en est) depuis la fin de la colonisation du pays. Il établit un parallèle entre l'identité Américaine et le mythe de la Frontière, en effet sans elle il n'y a plus de longue marche possible pour faire avancer la civilisation et encore moins d'idéal d'un monde nouveau à construire. Il entrevoit le déclin de l'Amérique, à moins qu'une nouvelle Frontière (qui ne demanderait qu'à être repoussé toujours plus loin) ne soit redéfinie en dehors du territoire Américain (Cuba, Philippines, Mexique, Chine), mais ça c'est une autre histoire. Un voile sombre va recouvrir les survivants des nations Indiennes durant plusieurs décennies.

Les nations Indiennes commenceront à poindre le bout de leurs plumes à partir des années 1930, grâce notamment à des écrivains Indiens (D'Arcy McNickle) qui vont réveiller les consciences des Américains qui pensaient qu'ils avaient totalement disparu ! Les peuples invisibles vont petit à petit reprendre leur destin en main et occuper le devant de la scène, notamment durant les années 1960/1970 au cours desquelles ils vont mener des actions d'éclats (occupation de Wounded Knee et d'Alcatraz), prouvant ainsi qu'ils sont toujours là après 500 ans de lutte.

Et pourtant le gouvernement Américain aura employé tous les moyens possibles et inimaginables pour les faire disparaître définitivement, comme pour laver cette souillure sanguinolente qui entache son histoire idéalisée par le mythe de la conquête de terres vierges ("Il suffirait d'étendre un grand blanc sur les États-Unis pour y voir apparaître toutes les traces de sang des Indiens massacrés" – Jim Harrison). Malgré les accords rompus, les promesses non tenues, les traités bafoués, les massacres perpétrés, les velléités génocidaires, la déportation dans des réserves arides, la mise sous tutelle, le démantèlement des réserves afin de briser les liens communautaires, l'assimilation forcée, la haine raciale ordinaire et autres moyens infâmes, les Indiens, non seulement, sont toujours là, mais en plus ils revendiquent leur appartenance à ce pays et réaffirment la fierté de leurs origines.

Un ouvrage essentiel qui permet de mieux comprendre la tragédie qu'ont connues les nations Indiennes à travers tous les textes compilés par les deux auteures. Sortant du schéma classique de la narration de l'histoire des Amérindiens par les seuls faits consignés, les auteures apportent une vision plus pertinente de la conquête de l'ouest et plus généralement sur la naissance d'une nation qui n'a eu de cesse de réécrire son histoire afin qu'elle soit conforme aux mythes et aux idéaux de cartons pâte qui servirent de décor aux belles histoires racontées à une population soucieuse de laver ses innombrables pêchés.

En 1606, John Smith monte une expédition d'exploration au cours de laquelle il rencontre des Powhatans qui lui font bon accueil à lui et ses compagnons. Dans son récit, il loue la générosité des Powhatans qui "leur offrirent des quantités de blé et de pain cuit". Au bout de dix-huit jour le groupe Smith se retrouve sans victuailles, le moral est au plus bas : "Se doutant que nous étions au bord de la famine, les Indiens nous distribuèrent avec gentillesse insouciante des petits morceaux de pain et des poignées d'haricots [...] en échange d'une hache ou d'un bout de cuivre. Poissons, huîtres, pain et daim nous furent offerts. […] Je regagnais le Fort avec trente boisseaux de blé, et leur simple vue suffit à ragaillardir la compagnie désespérée".

Quinze ans plus tard, après que les Powhatans aient mené une expédition punitive contre les Anglais pour tenter de stopper l'expansion de la colonie de Jamestown (347 anglais sont tués), John Smith change radicalement de discours : "Ainsi avez-vous eu les détails de ce massacre, lequel sera de ce point de vue bénéfique à la plantation puisque nous détenons dorénavant une juste cause pour les détruire par tous les moyens. […] Enfin il est plus facile de les civiliser en usant de la conquête que de moyens amicaux. […] On a assez souvent expliqué quelle est la bonne méthode pour les supprimer […] Et la façon dont les Espagnols ont pris les Antilles, nous ont fourni des dizaines d'exemples, en particulier la manière dont ils ont forcé les infidèles, rebelles et perfides, à assurer les tâches les plus pénibles, et à devenir leurs esclaves […]"