La danse juive
de Lise Tremblay

critiqué par Libris québécis, le 9 septembre 2003
(Montréal - 82 ans)


La note:  étoiles
L'Obésité féminine
L'obésité féminine est frappée d'ostracisme. Les canons de la beauté prônent la sveltesse des corps, voisine de l'anorexie. Les photographes de mode, qui recourent aux adolescentes pour présenter les tenues vestimentaires de la femme adulte, envoient un message subliminal plutôt clair : ayez le corps sans défauts de la fille de quatorze ans. Il faut offrir aux regards d'autrui l'image de l'éternelle jeunesse. Le mensonge est devenu un art de vivre au détriment de ce que nous sommes. L'héroïne de La Danse juive est une pianiste de 150 kilos. On comprend que le corps occupe ses pensées et qu'il déborde même sur sa famille, dont il est la honte. On a fait du tour de taille un handicap physique, voire mental. Le problème de poids engendre des obsessions, qui vont de la culpabilité aux pensées suicidaires, en passant par la réclusion volontaire de la société. On ne veut pas s'offrir en spectacle aux regards dégoûtés de ses pairs. C'est dans cette foulée que s'inscrit ce roman, qui réagit aux fabricants d'images.
Dans ce cadre, les parents réagissent aussi à l'obésité de leur fille. C'est un silence éloquent qui prévaut, différent de celui du consentement tacite. C'est le silence retenu des géniteurs mal à l'aise devant leur rejeton, qui vient ternir l'image familiale. Le lien qui unit la mère à sa fille se trouve donc rompu par cet excès de poids. Au royaume du paraître, on apparaît comme une renégate aux yeux maternels. L'héroïne ne pardonnera pas à sa mère de tenir le rôle silencieux qui concorde avec les exigences d'une société restreinte aux limites visuelles. Le père n'est pas moins excédé par sa fille. Il s'en veut d'avoir engendré «une truie au sein de ses petites poulettes». Lui, qui écrit des histoires à succès pour la télévison, cherche aussi à devenir «big» par la glorification de l'enveloppe minceur dans ses réalisations. On comprend que, dans un tel contexte, sa fille ne sente pas d'attraits pour lui. Pourtant l'héroïne aimerait développer un lien d'appartenance profond avec sa famille, mais la «graisse» fera plutôt glisser son désir vers des projets mortifères.
Mieux vaut mourir que de fuir ce que l'on est. Elle ne veut pas combler le fossé qui la sépare de ses parents. Même si son amant juif l'encourage à suivre des cures d'amaigrissement, l'héroïne préfère assumer son état malgré le mépris qu'elle récolte pour être devenue la honte de la famille. Comme elle s'inscrit en faux contre les normes de l'image idéale, sa transgression la conduira à mieux se connaître. Elle n'est pas seulement un clown qui ressemble à une baleine. C'est une femme dotée de sensualité, qui attend la chaleur humaine. Ce roman de l'attente propulsera l'héroïne, de guerre lasse, dans une dynamique qui engendrera finalment son éclatement.
Lise Tremblay a écrit un petit chef-d'oeuvre en décrivant le monde de la femme obèse. On sent que la problématique dépasse le cadre de la victime atteinte d'obésité. La Danse juive englobe tout l'univers familial, dont la seule héridité n'explique pas tout, et les normes abrutissantes défendues par les fabricants de beauté, qui s'enrichissent au détriment des corps abîmés sans égard à l'âge des gens. L'écriture anime ce roman de belle façon. C'est une danse infernale, qui promène le lecteur d'un contraste à l'autre. Tantôt on se promène dans les rues de Montréal, où apparaît une sculpture représentant une danse juive, tantôt on vit les vives réactions de l'héroïne qui s'en prend à son père. On passe d'un état d'âme à l'autre, avec une habileté qui a mérité à son auteur le prix du Gouverneur général.