Trois siècles d'amour
de Eva Kavian

critiqué par Saint-Germain-des-Prés, le 1 septembre 2003
(Liernu - 56 ans)


La note:  étoiles
Inclassable
Voici un écrit différent, difficilement classable, conte fantastique aux accents réels ou réalité teintée d'extra-ordinaire, à vous de voir.
De courts chapitres se succèdent (parfois moins d'une page), comme des touches de couleur, douces, qui se chevauchent.
Impressionnisme des sensations.
Chaque touche peut être vue de deux manières : une manière plate (la narratrice et sa famille s’installent dans leur maison de vacances, la boulangère est malade, les enfants passent enfin leur nuit, .) ou alors on leur accorde une perspective, celle de la poésie ou de la peinture encore, lorsque le lecteur se laisse attirer par le point de fuite.
Tact, humour, fantastique, couleur…
Ce tact particulier qui grâce à l’effleurement empêche toute pesanteur, ce tact qui ne s'approprie rien, qui laisse les choses aux choses, et surtout les gens aux gens.
Une évocation partielle aux omissions suggestives plutôt qu’une description circonstanciée. Ainsi, la narratrice ne parlera jamais de « ses » enfants mais des « enfants du monde » ;
un « rectangle bleu » s'est substitué à la piscine.
On nage dans le symbolique, parfois difficilement décodable ; quelque chose nous échappe, mais l'acceptation de cette dérobade n'est-elle pas un bon mode d’appréhension du livre (voire du réel) ?
A tout vouloir expliquer, on épuise et on s'épuise…
L’humour fonctionne comme le reste, par touches discrètes.
La narratrice décide d'arrêter de fumer, mais arrêter en même temps d’acheter des paquets de cigarettes est trop dur.
Elle continue donc à en acheter un par jour, puis tous les deux jours.
« Il ne faut pas croire qu’il n'y a pas de vent chez nous.
Parfois, ça souffle plus fort que l'oubli.
Parfois aussi, rien ne bouge, on se souvient de tout.
Ca dépend. Ici, ça souffle tout le temps, mais très doucement.
Il est difficile d'imaginer que ce vent suffise à tout oublier.
On est coincés entre l’oubli et le souvenir, sauf quand les enfants dorment.
Alors, plus rien ne bouge.
Le soir est devenu le début d'une nuit.
C’est ainsi chaque jour.
Les enfants du monde, dans la mémoire des choses apprises, dorment.
Et moi, je ramasse les papiers trouvés dessinés en chantant, je les empile, je me souviens de tout. »
La pile grandit tellement qu'elle doit s'aider d'une échelle pour voir, d’en haut, ce qui se passe au centre de cette tour de papier : « un tronc en formation.
Une dizaine de cercles déjà ».
Même la nature est rendue à la nature.
Elle a obtenu l'échelle en échange des paquets de cigarettes.
La pile augmentant, elle doit se procurer une échelle plus haute.
Donc, elle doit continuer à acheter des cigarettes tous les jours.
Chaque nouvelle échelle a deux échelons en plus que la précédente, c’est la limite qu'elle se force à respecter, sinon ce sera trop difficile, après, de se défaire de l’habitude d'acheter des cigarettes…
Roman de toutes les couleurs, palette de l'existence.
« Entre la pluie et le soleil, les enfants du monde préfèrent l'arc-en-ciel.
Ici, il ne pleut pas.
Pour pousser, les arbres doivent attendre qu'on ramasse des papiers, qu’on les empile.
Ils ont fini par dessiner un arc-en-ciel au-dessus du rectangle bleu.
C'est plutôt joli.
Nous n’y aurions pas pensé.
Il n'ont pas mis de vert dans l’arc-en-ciel.
Il y a longtemps que je n’ai pas vu un arc-en-ciel qui ne soit pas dessiné.
Je ne sais plus si le soleil et la pluie font du vert.
Chez nous, oui.
Il faut le tondre.
Ici, rien n’est vert.
Il est trop tôt pour savoir si l’arbre des papiers trouvés aura des feuilles.
Et leur couleur.
Trop tôt, finalement, pour dire qu'ici tout existe. »
Dans l’arbre, un homme…
Tranquille, sur une branche…
Elle le rejoint chaque nuit…
C’est aussi une histoire d'amour.
Une douceur, une brise, un charme.
Puis vient la dernière page, acidulée.
Je crois qu'il faut lire ce livre d'une traite (deux heures sont amplement suffisantes) pour en goûter toutes les tonalités.
Le trait final est réussi en ceci qu’il donne l'envie de reprendre la lecture depuis le début.
Mon coeur balance entre quatre étoiles (sévère pour cette qualité) et quatre et demi (généreux pour 136 pages).
Allez, je préfère être trop généreuse !
Le problème de la boulangère 8 étoiles

Au début, le livre déconcerte par son côté volontairement naïf, décalé, qui se réclame en partie de Brautigan – par l’exergue, les têtes de chapitre, le ton, l’allure poétique. Des rectangles de couleur- bleus quand ils sont remplis des « enfants du monde », une femme qui voudrait arrêter de fumer et qui a arrêté d’écrire, des voisins bizarres, des amis mal assortis, un arbre fait de papiers empilés, une boulangère qui accapare toute l’attention d’un village etc. Et puis ces éléments disparates nouent une véritable intrigue qui nous attache aux personnages jusqu’au bout.
Qui va trouver la solution au problème de la boulangère ? La narratrice descendra-t-elle de l’arbre avec l’homme de la nuit qui perche là-haut avec sa camionnette. La narratrice se mettra-t-elle enfin à écrire le livre qu’on lit ?...
Eva Kavian sait faire progresser son roman à partir des quelques improbables pièces initiales. Plus on approche de la fin (le livre a cet avantage sur le film qu’il nous permet à tout moment d’estimer l’espace – l’épaisseur - qui nous sépare de sa fin), plus les pièces jouent entre elles, résonnent, se choquent en produisant des étincelles de poésie qui confinent au feu d’artifice d’émotions.
Un livre singulier (inclassable comme l’a écrit St-Germain-des-prés) qui attire l’attention sur cette écrivaine namuroise très prometteuse.

Voici un extrait qui peut se lire indépendamment du reste et qui porte un beau projet d’écriture. Il est intitulé
"On n’arrive pas à dire pourquoi on écrit"
- Pourquoi on fait un livre ?
- Parce qu’on a quelque chose qu’on n’arrive pas à dire ou à nommer, on essaie d’en faire une histoire.
- C’est tout ?
- Non. On fait un livre parce qu’il y a des gens qui veulent lire des livres. Et parfois, justement, celui-là ? On l’écrit pour ça. Parce que c’est justement celui-là que quelqu’un attendait.
- Pour rien d’autre ?
- Si. Mais je n’arrive pas à le dire. Allez chercher des réponses ailleurs.

Kinbote - Jumet - 65 ans - 4 août 2004