La tentation de saint Antoine
de Gustave Flaubert

critiqué par Stavroguine, le 28 avril 2014
(Paris - 40 ans)


La note:  étoiles
L'illusion du sacré
La Tentation de Saint Antoine est une oeuvre étrange. Selon Claudine Gothot-Mersch, auteur de l’introduction de l’édition Folio, par ailleurs très documentée — peut-être même trop, ou bien de façon mal pensée puisqu’elle oblige le lecteur à d’incessants renvois entre les notes, le dossier et le lexique des noms propres placés en fin d’ouvrage —, la Tentation aurait dû être la première oeuvre de Flaubert. C’est en tout cas la première qu’il soumettra à un éditeur, dont le refus l’affectera tant qu’il aurait été tenté de renoncer à l’écriture. De fait, entre 1849 et 1851, il n’écrira plus ; la Tentation de nombreuses fois remaniée, ne paraîtra qu’en 1874, après que Flaubert se sera déjà fait connaître — et de quelle manière ! — avec Madame Bovary, Salammbô et L’éducation sentimentale. Flaubert dira de la Tentation que c’est l’oeuvre de toute sa vie ; pourtant, coincée entre ces trois chefs d’oeuvre et Bouvard et Pécuchet, elle ressemble certainement davantage à la cinquième roue du carrosse flaubertien, ainsi qu’à un espoir pour tous les jeunes écrivains.

De cette oeuvre, on sait qu’elle a été inspirée à Flaubert par la vision, lors d’un voyage effectué en 1845, du tableau homonyme peint par Bruegel. Ce qu’on sait moins, mais que Gothot-Mersch nous apprend, c’est qu’elle constitue en quelque sorte l’aboutissement des premières oeuvres du jeune Flaubert qui avait visité plusieurs fois depuis ses 13 ans le thème faustien du diable tentant son héros. Flaubert trouve donc dans la légende de Saint Antoine une très jolie illustration de son obsession : l’action se déroule peu après le Concile de Nicée et Antoine, retiré sur sa colline, est visité par le diable qui essaye de tenter l’anachorète et de faire vaciller sa foi.

Les tableaux se succèdent à travers les rêves d’Antoine, ployant d’abord devant les sept péchés capitaux, puis confronté à toutes sortes de visions hallucinatoires qui le feront plus d’une fois flancher. Ainsi, après que l’ermite affamé aura voulu boire et manger, jouir du corps de la Reine de Saba, être reconnu pour son oeuvre à Nicée et répandre le sang des ariens, flanchant donc sacrément vis-à-vis de ses voeux, le voilà aux prises avec les représentants des différentes gnoses et hérésies chrétiennes rejetées par le Concile de Nicée. C’est une succession savante de personnages historiques qui présentent la diversité de leurs dogmes en quelques répliques. Les disciples d’Arius affirment que le Christ est une création du Père et non consubstantiel à Lui, tandis que les carpocratiens prétendent que l’âme doit tout expérimenter avant la mort, y compris la plus grande débauche, ou qu’Apollonius paraît en se voulant rival du Christ. Viendront ensuite Bouddha, puis les dieux antiques, l’Ormuz persan, l’Isis égyptienne, les dieux grecs et romains de Neptune à un Apollon aux cheveux blancs et une Vénus grelottante et violacée qui défilent et meurent les uns après les autres, annonçant le sacre et le triomphe du Christ.

Annonçant le triomphe du Christ ? Ou bien marquant sa similitude avec les anciens dieux ? C’est que, tout au long de ce défilé, on ne peut que remarquer les ressemblances frappantes entre les uns et l’autre. Que veut donc faire Flaubert en rapprochant sans cesse le dieu des chrétiens des myriades d’autres dieux qu’il a remplacés ? Affirmer sa supériorité ou le moquer en en faisant un cousin des idoles les plus ridicules dont il porte encore certains des traits, comme le lointain descendant d’une lignée consanguine ? Et pourquoi donc cette mort superbe et spectaculaire des anciens dieux n’est pas suivie, comme on pourrait donc s’y attendre, par l’avènement du dieu chrétien, mais au contraire par l’arrivée du diable qui souligne pour Antoine, de plus en plus perdu, les failles bien connues des dogmes qu’il accepte ? La figure du Christ rayonnera finalement, mais seulement après qu’un ultime défilé ait lieu : celui des bêtes fantastiques. Sphinx, chimères, catoblépas, griffon, basilic, shaduzag… se succèdent devant un Antoine médusé par ce songe qui semble si réel. Là encore, que penser du fait que le Christ ne surgisse au bout de la nuit qu’après que la dernière de ces bêtes aura disparu ? Est-ce à dire qu’il est l’une d’entre elles ? Et plus confondant encore : le voilà, qui apparaît avec le lever du soleil, dieu païen par excellence, et alors même qu’Antoine affirme son désir fervent… d’ « être la matière » !

Qui donc du Christ ou du Tentateur a gagné ? Quel est le sens de ce songe magnifique ? On le disait : La Tentation de Saint Antoine est une oeuvre étrange.

Etrange aussi par sa forme. Très tôt, dès la première version rejetée par les éditeurs, Flaubert décide de lui donner les atours d’un drame (influence de Faust ?). Mais si les noms des personnages précèdent bien toujours les répliques dialoguées, si les didascalies se distinguent bien du texte, l’ensemble est parfaitement injouable ! Quel metteur en scène, quel décorateur, quel costumier pourraient transposer Antoine de sa colline aux palais dorés de la Reine de Saba, puis sur l’Olympe, faire défiler devant lui les dieux et les bêtes fantastiques ? Et que dire de ces indications scéniques auxquelles se mêlent du récit, des descriptions, voire même les réflexions personnelles de l’auteur redevenu romancier ?

Oui, cette Tentation est bien étrange ! Etrange comme le sont les rêves à la signification obscure où l’extraordinaire semble toujours réel, palpable et dans lequel tout se fond : dieux, héros, pensées philosophiques, animaux fantastiques, intuitions métaphysiques, souvenirs, désirs et peur. Mais c’est bien de cela qu’il s’agit : la tentation de Saint Antoine n’est-elle pas un rêve, un vaste délire mystique qui dure une nuit ? Voilà donc ce que Flaubert nous offre : un rêve superbe que l’on veut voir encore et à propos duquel on laissera volontiers s’étriper tous les psychanalystes quant à sa signification pour autant qu’ils acceptent de nous permettre de profiter jusqu’au bout de son étrange et fascinante beauté.
Délire mystique 6 étoiles

Que dire de ce roman si particulier de Flaubert, qui tient une place à part dans son oeuvre? Il faut tout d'abord mettre en garde le futur lecteur et, sans chercher à le détourner d'un texte qui parfois pourra paraître abscons, long, ennuyeux, même s'il est relativement court (un peu plus d'une centaine de pages dans l'édition GF), le prévenir qu'il sera confronté à une sorte d'étrangeté littéraire.
Les amis de Flaubert lui conseillaient de ne pas faire éditer ce livre, eux qui le considéraient comme mauvais. L'ermite de Croisset, dépité, attendra de longues années avant de publier ce roman qu'il aura travaillé plus que tout autre.
Sous la forme d'une pièce de théâtre, Saint Benoît l’anachorète est tenté par le Diable... s'offrent à lui la gourmandise, la volonté de puissance, la luxure, l'orgueil, le luxe... mais jamais il ne flanche pour, à la fin, rester fidèle à la parole de Jésus. Très clairement Saint Antoine rêve, il est transporté dans des turpitudes mystiques qui parfois effrayent, parfois amusent, souvent déconcertent. Très érudit, ce texte détaille certains côtés ésotériques des préoccupations d'un homme tout plongé dans son adoration et ses passions.
Parfois lourd, ce texte de jeunesse, mûri à la flamme du style flamboyant de son auteur, ce n'est sans doute pas la pièce de l'oeuvre flaubertienne que je préfère. Tous les amateurs du plus grand romancier français se doivent cependant de lire ce roman si particulier.

Vince92 - Zürich - 47 ans - 11 juin 2015