Le désordre Azerty
de Éric Chevillard

critiqué par Stavroguine, le 10 février 2014
(Paris - 40 ans)


La note:  étoiles
De l'Auteur à l'écrivaiN
Eric Chevillard est un menteur ! Dès la première page de son dernier ouvrage, consacrée au mot Aspe (ou Asple, précise-t-il), il évoque un dictionnaire, par ailleurs parcellaire, ou bien suffisamment ancien pour ne pas contenir des mots tels qu’Asopia ou surtout Aspartam — on flaire déjà la supercherie… Puis, par la suite, il mentionne l’air de rien des brouillons qui s’entassent dans une corbeille à papiers. C’est cet aveu qui l’accable ! Car, si vraiment ce monsieur use d’un dictionnaire — et admettant, comme il le revendique, qu’il le prenne dans le bon sens —, et plus encore s’il écrit à la main, c’est-à-dire au stylo, alors quel besoin avait-il d’organiser les rubriques de son texte selon l’agencement des lettres du clavier français ? De fait, Le désordre azerty est un sacré bordel qui empêche tout lecteur non-dactylo de parier sur le mot qu’aura choisi l’auteur pour illustrer la lettre à venir. C’est le priver de la moitié du plaisir que l’on trouve d’habitude à parcourir un abécédaire ! Ce monsieur n’a de respect pour rien. D’ailleurs, comment s’appelle un abécédaire qui débute par les lettres AZERTY ? (J’ai cru, en parcourant la dernière ligne du premier paragraphe de la chronique que Nathalie Crom fait de l’ouvrage dans le Telerama n°3338, que le terme consacré était « azertyuio », y voyant quelque charmant italianisme. Mensonge encore ! UIO ne sont que les trois lettres qui suivent le Y selon le même ordonnancement. Madame Crom se montre originale et savante, mais je la perce à jour !)

En effet, quelle sorte de plaisir pervers pourrait-on éprouver à parcourir l’abécédaire fourni par un auteur auquel on ne pourrait pas s’identifier, ou alors seulement à retardement ? Se retrouver ainsi privé de cette joie qui consiste à voir se dessiner, entre l’auteur et nous, une réelle connivence, c’est proprement insupportable. Ne pas pouvoir s’émerveiller de retrouver l’auteur en nous en s’écriant « Tiens, comme moi, il a choisi barbiturique pour le B ! », mais devoir se faire plagiaire quand on constate après coup — mais c’est déjà trop tard ! — que nous aussi nous aurions choisi, comme lui le mot banc— car certainement, nous l’aurions choisi, si seulement nous avions su que le B succédait au V dans votre classement —, cela s’apparente, sachez-le Monsieur Chevillard, à une insulte, tout simplement. On ne peut pas maltraiter ainsi son lecteur !

Et cela ne s’arrête pas là, en terme de tromperie ! Prenons le banc puisque nous l’évoquions plus haut : en est-il le moins du monde question dans la rubrique qu’on lui croit consacrée ? A peine ! Tout juste devient-il un prétexte pour évoquer Beckett (qui aurait tout aussi bien pu être un B, notez-le !), chez qui l’on retrouve ce siège plus souvent, semble-t-il, qu’ailleurs, tant ses personnages ne font jamais rien d’autre qu’attendre. C’est une feinte, encore une fois ! D’ailleurs, abandonnant enfin ce banc où l’on ne peut décidément pas s’asseoir, et croyant toucher à la fin du livre — ne reste que le N… décliné en trois temps —, voilà qu’on est pris de l’irrépressible envie de (re)lire tout Beckett. Et la fin devient un début. C’est à n’y plus tenir !

Les pied-de-nez se succèdent. Paul Valéry voit sa marquise qui sortit à cinq heures se balader le cul tatoué en lançant des appels à la révolution. Prends-ça, le surréalisme ! Même quand il s’appuie sur la science pour démontrer l’inexistence de Dieu, l’auteur parvient encore à être original !

Et si encore, ce livre consentait à être mauvais, alors nous pourrions tout simplement le haïr. Mais il fallait qu’il fusse encore réjouissant ! Tout d’abord, il est souvent drôle, même si curieusement, le chapitre consacré à l’humour est un de ceux qui m’a le moins marqué. On ne se tape pas le ventre, mais on sourit beaucoup : l’humour est ici fin, il réside plus souvent dans la formule que dans la situation ; on l’apprécie en se prétendant initié. Et puis, pour qui se toque de littérature, le livre prend parfois des accents de credo lorsque l’auteur aborde le style, évidemment, la littérature, ou bien encore le photographe.

Bien sûr, une telle oeuvre est forcément personnelle. Parfois, elle adopte des contours autobiographiques : c’est que l’auteur prend de l’âge ! Mais là encore, Chevillard nous divertit du sujet, ne semble vraiment se révéler que pour se montrer papa tendre, en admiration devant ses deux petites filles. Le reste du temps, il s’amuse et bien qu’on rechigne à l’avouer, il nous amuse aussi. Il ne se donne pas en spectacle, mais joue plutôt de son propre personnage. Ainsi, lorsque se découvrant quinquagénaire, il égraine ses souvenirs, ce n’est jamais que de l’anecdotique, un peu de domaine public, et toujours beaucoup d’humour. L’écrivain, qui n’aime pas l’exposition médiatique de l’auteur — une salve est adressée aux écrivains se servant de leur oeuvre comme d’un marchepied sur lequel hisser leur petite personne —, garde le contrôle de son image et ne lève jamais complètement le voile ; pour autant qu’il le lève — il est tellement menteur ! Même quand il livre quelques pages du journal qui accompagna une bonne partie de son existence, on n’y est pour son compte : rien de croquant à se mettre sous la dent, aucune Julie Gayet dans les tiroirs… Au lieu de cela, un vrai texte, de la littérature. Chez Chevillard, il semble qu’elle ne soit jamais poubelle ! Du coup, il fait de la biographie une énième feinte : c’est la lettre, non l’auteur, qui doit être importante. Ce monsieur est décidément obstiné à ne jamais rentrer dans les cases !

Au demeurant, qui s’en plaindrait ? Tant on prend plaisir à le lire. Ce dernier Chevillard était mon premier Chevillard ; ce ne sera pas le dernier ! L’auteur n’est plus à suivre ; il est à rattraper. Depuis longtemps, son Choir prend la poussière sur les étagères encombrées de ma bibliothèque : je l’avais acheté « par défaut », un jour où je cherchais Démolir Nisard chez un libraire qui ne l’avait pas. Depuis, mes doigts ont souvent glissé sur sa tranche ; gageons qu’ils l’arracheront bientôt pour le faire chuter de son piédestal. Alors, j’en maltraiterai la reliure, je souillerai ses pages de mes notes. Et je ne peux qu’espérer que je détesterai autant cet enfer-là que j’ai détesté cet azertyuio-ci ! (Puisqu’on peut tout oser…)